Intervention de Armelle Gautier au colloque "Quelles qualités de vie au travail ? Agir et donner du sens".

11 octobre 2018 | Stress Travail et Santé

Intervention de Armelle Gautier, psychologue et psychanalyste au colloque « Quelles qualités de vie au travail? Agir et donner du sens. » 29 Mars 2016 à Lille Grand Palais

Je vais vous parler de ma place de clinicienne du travail en vous présentant des situations de travail telles que les perçoivent les salariés que j’accompagne, soit dans le cadre de ma consultation « Souffrance et Travail », soit dans le cadre de permanences psychologiques en entreprise. Je vous décrirai les mécanismes en jeu dans l’émergence de leur souffrance au travail, mais aussi les stratégies singulières qu’ils mettent en œuvre pour s’en extraire. Je ferai également référence à mon activité de consultante en prévention des risques psychosociaux afin d’illustrer la manière dont certaines entreprises se saisissent, ou non, des enjeux de santé psychique et intègrent, ou non, le facteur humain dans leurs stratégies opérationnelles.

L’idée que les facteurs individuels prédominent sur les facteurs collectifs dans l’émergence de la souffrance au travail est fausse

En préambule, je voudrais réfuter l’idée selon laquelle ce sont les personnes dites fragiles, autrement dit les personnes psychologiquement instables, ou encore celles confrontées à des événements personnels douloureux, ou encore les personnalités difficiles, ou encore les résistants au changement, qui développent des trouble psychosociaux. Une autre manière de véhiculer cette croyance en entreprise est de considérer que ce sont des facteurs individuels qui sont à l’origine de la souffrance au travail et non pas des facteurs de nature collective, organisationnels, relationnels ou relatifs à la gouvernance et à la culture de l’entreprise.
2 arguments invalident cette croyance.
Le premier argument se situe du côté de l’épidémiologie. Une étude de 1998 auprès de plus de 10 000 personnes salariées d’EDF / GDF (cohorte GAZEL) a montré que l’exposition à des facteurs psychosociaux de risque augmentait la probabilité de survenue d’épisodes dépressifs, indépendamment de toute variable relative à des caractéristiques personnelles, aux événements de vie personnelle stressants et à l’historique des arrêts de travail dus à des troubles de santé mentale.
Le second argument provient de la clinique psychanalytique : nous nous sommes tous cons­truits en développant des solutions singulières pour affronter et résoudre tant bien que mal nos conflits psychiques infantiles, nous sommes tous des sujets divisés, c’est-à-dire que nous avons tous des failles intimes susceptibles d’ébranler nos croyances et nos repères en fonction des situations et des événements que nous rencontrons, failles susceptibles de nous rendre étrangers à nous-mêmes en transformant nos pensées, nos émotions et nos compor­tements. L’être humain est fragile par construction.

Les salariés en souffrance considèrent que ce qui leur arrive est de leur faute

Il est une autre croyance que la clinique du travail infirme, la prétendue faculté des personnes à endosser une position de victime vis-à-vis de l’entreprise sans remettre en cause leur propre mode de fonctionnement.
Au contraire, les personnes que j’accompagne ont toutes tendance à considérer que c’est leur propre mode de fonctionnement psychique qui est la cause de leur souffrance. Pour les aider à s’en extraire, la première étape du travail consiste à mettre à jour les déterminants des situations de travail qui les ont affectés, qui ont rendu les conditions d’exercice de leur métier si douloureuses, de décrire avec elles le chemin causal de la dégradation de leur santé en la reliant à l’évolution de l’organisation et des relations au travail. Il s’agit de donner du sens à ce qui est arrivé, du sens à leur souffrance en l’inscrivant dans leur propre histoire, mais aussi du sens aux orientations prises par l’entreprise à un certain point.

La souffrance au travail est la conséquence d’une rupture professionnelle vide de sens pour le sujet et le travail de psychothérapie a pour objectif de reconstituer ses ressources personnelles

Souvent, les situations de souffrance de travail sont précédées de moments professionnels exaltants et c’est le phénomène de rupture entre cette période d’épanouissement et une situation vécue comme menaçante pour la santé qui met les salariés en grande difficulté psychologique.
Je vous propose de vous présenter la situation de Fiona, jeune femme d’une trentaine d’années, que j’ai reçue pour la première fois pendant un arrêt de travail. Après des études aux Beaux-Arts, elle travaille dans le commerce de produits de haute technologie et a participé à l’ouverture d’un des magasins phare de l’enseigne. Très investie et enthousiaste, elle s’est rapidement vu confier des responsabilités de chef d’équipe et s’est glissé avec aisance et plaisir dans la culture d’entreprise, où il est demandé aux employés d’être dynamiques, décontractés, originaux mais pas trop, flexibles et de bonne humeur. La belle image s’est fissurée au bout de cinq ans, quand Fiona s’est rendue compte que le système fonctionnait sur la base du contrôle des employés les uns sur les autres, contrôle du respect des procédures et des comportements, et que les managers suscitaient les dénonciations. En refusant de souscrire à ces prescriptions elle est passée du statut de potentiel à celui de paria. La ligne managériale a voulu la rééduquer à travers un plan d’accompagnement personnalisé, plan sans objectif explicite ni étape clairement identifiée. Fiona a progressivement perdu son élan vital, son sourire, l’accès à ses ressources personnelles, elle a cessé de rencontrer ses amis, a réduit ses activités artistiques et sportives. Devenue étrangère à elle-même elle a eu peur et s’est décidée à consulter un psychologue spécialisé en souffrance au travail.
Après quelques mois d’accompagnement, elle a repris son poste pour demeurer insérée dans la vie professionnelle dans l’attente d’une rupture conventionnelle… que la DRH a fini par lui proposer plus d’un an plus tard avec un montant dérisoire d’indemnités. Entretemps les pratiques de management pathogènes s’étaient poursuivies, notamment des pratiques d’isolement et des erreurs dans le versement des salaires. Alors Fiona s’est décidée à faire appel à un avocat pour partir de l’entreprise dans des conditions respectueuses de sa dignité et de son intégrité professionnelle.
Pendant un nouvel arrêt de travail, elle a investi le temps de la procédure judiciaire et ses ressources personnelles en partie reconstituées pour préparer un nouveau projet de vie. L’avocat a réussi à négocier la rupture du contrat dans des conditions acceptables en évitant la procédure prudhommale. Fiona est aujourd’hui établie comme artiste, peinture et sculpture.

Le travail de consultant en entreprise vise à rapprocher les perceptions des différentes parties prenantes de telle sorte à ce que la souffrance puisse être entendue et transformée

En tant que consultante en prévention des risques psychosociaux en entreprise, ce qui demeure une source d’étonnement toujours renouvelée, est l’écart de perceptions entre ceux qui la dirigent (membres des comités de direction, DRH, responsable HSEQ) et ceux qui créent la valeur ajoutée en produisant des objets, en traitant des dossiers, en vendant des produits, en accueillant des clients… Cela fait plus de trois décennies que les sciences du travail alertent sur les effets délétères de l’écart entre travail prescrit et travail réel mais cette observation n’a pas encore freiné la production de normes, directives, modes opératoires, standards de travail, hors de toute participation des travailleurs eux-mêmes. Cet aveuglement de ceux qui croient savoir est sans doute l’un des principaux freins à l’amélioration de la qualité du travail, l’une des principales sources de souffrance au travail.
Dans mes interventions en secteur industriel, je suis régulièrement confrontée à la souffrance de techniciens de maintenance dont le métier a profondément évolué sous l’effet d’un double phénomène : l’externalisation de cette activité non productive et la mise en œuvre de modes opératoires stricts pour exécuter les interventions. Quand d’autres facteurs de risque s’ajoutent à ce contexte, cela peut amener à la situation de Mathieu.
Mathieu a choisi de travailler le week-end pour les primes plus avantageuses. Travailler le week-end c’est faire 2 rotations de 12 heures chacune entre vendredi 19h et lundi 7h, c’est ne pas avoir de référent maintenance présent sur le site, c’est avoir très peu d’occasions d’échanger avec les collègues en journée et quasiment jamais avec les collègues de nuit. Les réunions de service sont rares et ne réunissent jamais l’ensemble des techniciens. Les arrêts techniques apportent des opportunités de travailler ensemble mais sont des moments de forte charge de travail qui ne permettent pas d’échanger sur les pratiques de métier. Quant aux formations, elles sont le plus souvent descendantes. Mathieu souffre d’isolement, de ne pas avoir d’interlocuteur métier pour confronter sa perception du travail à effectuer avec d’autres, collègues ou manager. Le week-end, il subit la pression des chefs d’équipe de production dont les objectifs sont par nature souvent en tension avec ceux de la maintenance. L’entreprise vient d’être rachetée par une société dont la stratégie consiste à faire des économies de coût à tous les niveaux, si bien que la DRH reproche à Mathieu de faire des heures supplémentaires quand il prend plus de temps que prévu à passer les consignes à ses collègues de jour.
Mathieu, qui a besoin de reconnaissance, qui met du cœur à l’ouvrage pour réaliser un travail de qualité, se heurte à des modes opératoires qu’il désapprouve, envoie des mails pour lancer des alertes et reçoit peu de réponses. Il devient progressivement plus brutal dans ses propos écrits, fait observer à une gestionnaire RH des erreurs sur son bulletin de paie avec un ton que celle-ci considère menaçant… ce qui lui vaut un entretien de recadrage avec son manager et la DRH. Lesquels attendent de sa part un changement de comportement avant toute discussion sur son vécu au travail.
Comme je reçois régulièrement Mathieu dans le cadre de la permanence et que je participe à des réunions avec le Service de Santé au Travail et les RH, mon action vise à faire entendre aux uns et aux autres la pluralité des perceptions et la complexité de la situation. Avec l’autorisation de Mathieu, j’alerte les RH sur les dysfonctionnements organisationnels au sein de la maintenance et sur l’isolement des techniciens de nuit et de week-end. Quand je le reçois, nous réfléchissons ensemble à une autre stratégie de communication vis-à-vis de sa hiérarchie et de ses collègues pour obtenir le soutien émotionnel et technique dont il a cruellement besoin. La situation s’apaise, essentiellement parce que Mathieu se désengage…
Mon expérience de consultante m’a rarement mis en contact avec des entreprises convaincues de considérer la qualité du travail ou la qualité de vie au travail comme un enjeu stratégique de performance.

À travers le travail psychothérapeutique, les salariés en souffrance peuvent transformer le système en se transformant eux-mêmes

Bien que la prise de conscience dans les entreprises se fasse attendre, d’autres leviers pour l’action sont disponibles, dans les ressources des salariés eux-mêmes, qui, avec ou sans accompagnement psychologique, prennent conscience pour eux-mêmes et pour leur organisation de la nécessité de prendre plaisir à travailler, en équilibrant leur investissement professionnel avec leurs activités personnelles, en préservant leur désir d’accomplissement au travail à travers la réalisation d’un travail de qualité et en établissant des liens sociaux de coopération et d’entraide.
Olivier, que je reçois depuis un an à l’occasion d’un épisode d’épuisement professionnel, me prouve séance après séance que c’est possible. Commercial dans le secteur des transports routiers, sa situation professionnelle s’était progressivement dégradée sous l’effet d’un rapprochement entre deux agences aux modalités organisationnelles différentes, de l’augmentation continue des objectifs commerciaux, de l’évolution des relations avec les clients eux-mêmes soumis aux phénomènes de travail dans l’urgence, d’exigence de réactivité et de baisse des coûts, de mises en œuvre d’outils informatiques de gestion très contrôlants, etc.
En racontant son parcours, Olivier s’est rendu compte qu’il s’était progressivement coupé de sa vie sociale depuis 8 ans, qu’il avait allongé ses journées de travail jusqu’à s’en épuiser, que son comportement professionnel s’était rigidifié, tant vis-à-vis de ses collègues que vis-à-vis de procédures à appliquer. Le travail psychothérapeutique l’amène non seulement à interroger son rapport subjectif au travail mais également à tester d’autres modalités de communication et d’interaction avec ses interlocuteurs, collègues, managers, clients. Il conserve ce qui fonctionne et avec lequel il se sent bien et met de côté ce qui ne fonctionne pas. Il prend plaisir à échafauder des stratégies dans mon cabinet… notamment pour faire progresser son manager ! En modifiant ses schémas de pensée et son comportement, Olivier agit sur l’ensemble du système et contribue à l’amélioration de l’ambiance de travail, à la clarification des rôles de chacun, au développement de la satisfaction des clients et à la performance de l’agence dans son ensemble !

Conclusion : chacun agit de sa place pour que la qualité de vie au travail devienne un enjeu collectif stratégique des entreprises au service des personnes et des organisations

Après ce détour par la clinique, j’espère que la majorité d’entre vous est convaincue que l’action des psychologues dans le champ du travail ne vise pas à psychologiser les rapports sociaux au travail ni à faire l’économie d’une analyse rigoureuse de la culture d’entreprise et de l’organisation du travail.
Les psychologues s’inscrivent dans une approche systémique où l’on sait bien que le début du processus de changement est rendu possible par celui ou celle qui prend le risque de décaler quelque peu sa vision des choses, de regarder autrement la situation à laquelle il ou elle participe…

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