La souffrance au travail. Que pouvons-nous entendre et construire dans cette tourmente, à partir de cette clinique ?

Mise à jour le 06 décembre 2023 | Stress Travail et Santé

Dr Dominique Beaumont Médecin spécialiste en santé au travail, psychanalyste, attachée au Centre de consultation de pathologie professionnelle de l’Hôpital Fernand Widal, membre de l’APM – Texte écrit à partir d’une intervention effectuée le 17 janvier 2022 au Séminaire de psychopathologie clinique du 18ème secteur de Ville Evrard 2021-2022 : Et maintenant comment allons-nous travailler.

C’est bien souvent à partir de questions portant sur l’amour ou le travail que les individus expriment leur souffrance, leur besoin de prise en charge, ou une demande d’entrer dans un travail psychanalytique. Mettre au travail cette souffrance qui s’exprime autour du travail, c’est mon champ d’intervention, à partir de la clinique. La dimension travail ayant toujours été un fil conducteur dans ma pratique.

Quelle place occupe le travail dans la construction ou l’altération de notre santé, dans les mouvements et fixations de nos pulsions, sexuelles, de vie, de mort, sublimatoires.

Un constat partagé : nous sommes de plus en plus confrontés à des souffrances psychiques qui s’expriment en lien avec le travail.

Des souffrances qui peuvent prendre des formes très prégnantes, avec des retentissements psychiques mais aussi somatiques considérables, aller même jusqu’au suicide, jusqu’à la mort, loin d’être de « petits bobos ». Comment aborder ces demandes contemporaines, qu’entendre et élaborer de cette clinique, tel est mon propos.

La souffrance psychique au travail est un concept assez récent. Qui a pris une importance grandissante dans le discours social depuis ces dernières années. Et qui a surgi sur le devant de la scène médiatique en France dans les années 2010, avec la vague de suicides rapportés à France Telecom en particulier.

Une psychopathologie du travail s’était déjà constituée, qu’on pourrait faire partir de l’après-guerre.

En même temps qu’on assistait à une remise en cause radicale de l’institution asilaire dont la guerre avait crument dévoilé le caractère concentrationnaire, se dessinait une volonté d’ouverture des institutions psychiatriques sur le monde environnant, avec intégration de la dimension travail dans cette dynamique (1).

L’ergothérapie fait alors son entrée dans les services, ainsi que les initiatives d’insertion professionnelle des malades, sous l’impulsion de personnalités comme Paul Sivadon. Le travail guérit, en quelque sorte. D’autres exprimaient l’idée que les pathologies psychiques pouvaient avoir des déterminants sociaux, voire étaient des phénomènes sociaux, c’est le travailleur aliéné, le drame de l’Homme aliéné de Polizer.

On peut citer les travaux de Louis Le Guillant sur « les névroses des téléphonistes », et sur les « incidences psychopathologiques de la condition de bonne à tout faire », où il reprend le cas des sœurs Papin qui avait été commenté précédemment par Lacan.

C’est Paul Sivadon qui a ouvert l’Élan Retrouvé, avec des consultations de Psychopathologie du Travail, qui continuent de fonctionner.

Freud déjà souligna à maintes reprises la place centrale du travail tant dans le fonctionnement de la société que dans le fonctionnement de l’économie psychique.

Ce qui est récent, c’est que la souffrance au travail apparait comme un problème majeur de la Santé au Travail.

Petite histoire de la Santé au Travail

Je vais illustrer ce fait avec une petite histoire de la Santé au Travail qui partirait de mon histoire professionnelle personnelle. Ce sera plus simple et plus vivant.

Je suis arrivée sur le terrain de la Santé au Travail car désarçonnée pendant mon cursus médical hospitalo-universitaire par la façon de « traiter la maladie », du corps comme de l’âme, sans laisser de place ni au sujet ni même au malade, j’ai souhaité prendre les choses sous un autre angle, celui de la Santé.

La Santé au Travail a alors retenu mon intérêt. Comment on engage, comment on construit ou abime sa santé au travail, à la fois du point de vue du sujet, mais aussi au niveau collectif, l’abord social, politique de la santé. J’ai suivi une spécialité de Santé au Travail, et une maitrise d’Épidémiologie, c’était les débuts de la discipline. Juste avant le sida.

C’était les années 1980, le « scandale de l’amiante » qui grondait. J’ai travaillé à l’hôpital sur des projets de recherche clinique en Santé au Travail sur ce sujet. Puis j’ai exercé au plus près du terrain, comme Médecin du travail dans le BTP, Bâtiment et Travaux Publics, pendant plus de 10 ans. Avec toujours une dimension étude et recherche.

On a encore beaucoup travaillé sur l’amiante. Un cancer professionnel en relation avec une exposition à un facteur de risque professionnel très présent dans le BTP, l’amiante, dont on estimait et comptait les sujets atteints (100.000 morts estimés en France dus à l’amiante), et dont on parlait dans le monde du travail. C’était nouveau.

Cette expérience dans le BTP fut forte sous bien des aspects, à la fois expérience du monde du travail, de ses organisations ; et aussi expérience clinique, rencontre avec un monde du travail bigarré, aux origines très diversifiées, terrain où le corps est en première ligne. Le corps, le geste, le travail au sens physique du terme, W=Fxd. Le corps qui s’engage, se forge, le corps qui s’accomplit et accomplit, qui souffre. Les marques qui s’inscrivent sur les corps. (Le genou du carreleur, le coude du maçon, l’épaule du peintre, la limite du normal et du pathologique).

C’est dans le BTP que j’ai rencontré Christophe Dejours, autour de ce qu’on appelait à l’époque le syndrome subjectif post traumatique, nous, les médecins du BTP sensibilisés à cette problématique. Ce que beaucoup appelaient encore « sinistrose ». Des ouvriers, qui après un accident du travail, une chute d’échafaudage typiquement, alors que leurs lésions traumatiques corporels étaient guéries pour la médecine, n’arrivaient pas à reprendre leur travail, souffraient toujours de maux inexpliqués qui les en empêchaient, typiquement douleurs et vertiges, accompagnés de tableaux dépressifs majeurs. Des effondrements massifs avec des conséquences graves sur leur devenir socio-professionnel. Que se passait il ?

Christophe Dejours commençait alors à mener ses travaux sur la construction de stratégies défensives par les collectifs de travail pour pouvoir tenir au travail (2). On a réfléchi ensemble sur le sujet.

L’accident avait été une porte ouverte sur la peur, qu’ils ne pouvaient plus refermer, et qui les empêchait de réintégrer le collectif de travail, où la peur est taboue, déniée, par des conduites collectives de virilisation, fanfaronnade.

Et puis sont arrivées les TMS, les Troubles Musculo-Squelettiques, une épidémie de TMS, plutôt pandémie puisque les TMS sont toujours là, dans le monde entier, en force, même si on en parle moins. Les TMS ont alors occupé le devant de la scène des problèmes de santé exprimés au travail. Les années 1990.

Des gens qui se cassent au travail, qui se cassent le dos, les épaules, la rigidité des articulations mis en face de la rigidité des organisations, « les gestes amputés » qui font mal pour reprendre Marcel Mauss. Le maitre signe des TMS, c’est la douleur. Une entrée plus affichée de la subjectivité. On commence à parler de souffrance. On passe d’un discours axé sur l’hygiène et les conditions de travail à un discours centré sur les organisations du travail, le sens du travail, la reconnaissance, sur le travail réel en regard du travail prescrit.

C’est là que j’ai découvert l’ergonomie, l’ergonomie de langue française, qui s’intéresse à cet écart toujours présent entre le travail prescrit et le travail réel. C’est là que le sujet s’affronte aux résistances du réel, et développe son habilité. C’est là que le sujet opère. Au cœur du travail.

C’est de cette place qu’ensuite j’ai vu la montée en puissance de la souffrance psychique au travail, chez les ouvriers du BTP que je suivais. Industrialisation grimpante des process, parcellisation des tâches. Des cadences imposées qui ne permettent plus de faire un travail digne de ce nom, qui corresponde aux normes du métier, à un beau travail, bien fait. Le non-respect de leur travail.

Je me souviens de carreleurs qui me disaient :

« On marche sur mon travail avant qu’il ne soit sec, ça n’a plus d’importance. Les chefs, les compagnons des autres corporations, tout le monde s’en fout ».

Perte du sens, souffrance.

Puis après plusieurs années passées à travailler plus en amont sur ces thématiques au sein de la branche Maladie Professionnelle de la Sécurité Sociale, j’ai effectué un retour à la clinique.

L’appel de la clinique. La beauté de la clinique qui surgit à notre insu, c’est à nouveau mon champ d’intervention, au travers de la souffrance au travail en particulier.

Je travaille depuis maintenant 12 ans comme praticienne à l’hôpital Fernand Widal, où je tiens une consultation de Psychopathologie du Travail-Souffrance et Travail, et je reçois comme psychanalyste dans le privé. Je suis revenue à « mes premières amours » en quelque sorte, j’avais « fait médecine » dans la perspective d’exercer comme analyste avant de m’engager sur le terrain de la Santé au Travail.

Nous sommes passés au cours du 20ème siècle de problèmes d’hygiène et conditions de travail à des problèmes de souffrance psychique et d’organisation du travail.

Les pathologies de surcharge psychique ont pris le pas sur les pathologies de surcharge pulmonaire qui avaient dominé la scène pendant toute la première moitié du 20ème siècle, avec la silicose en particulier.

Au centre de Pathologie Professionnelle où je travaille depuis 2009 à l’Hôpital, ce sont les troubles psychiques exprimés en lien avec le travail qui constituent maintenant, et depuis plusieurs années, le premier motif d’orientation à ces consultations. C’était les problèmes pulmonaires avant cela. La souffrance psychique au Travail est devenue un problème majeur de santé au travail.

C’est donc dans ce contexte que le champ de la Psychopathologie du Travail a évolué ces dernières années.

Christophe Dejours en est un acteur majeur, héritier des figures historiques que j’ai évoqué plus haut, et de l’ergonomie de langue française dont le chef de fil a été Alain Wisner, suivi par François Hubault.

Marie Pezé y est une figure très présente. C’est en travaillant dans un service de chirurgie de la main qu’elle a été amenée à travailler sur les TMS et sur les troubles psychiques en lien avec le travail. Puis elle a ouvert la première consultation « Souffrance et travail » en 1997 à l’hôpital de Nanterre (3), et elle anime un réseau national sur le sujet.

Dejours développe une clinique du rapport subjectif au travail, le sujet en état de décompensation, mais aussi le sujet au travail, dans sa normalité. Lui et ses équipes vont ainsi développer un nouveau concept, celui de psychodynamique du travail, une clinique du travail fondée sur des recherches cliniques individuelles, mais aussi sur des recherches de terrain, au niveau collectif, où il questionne l’énigme de la normalité au travail.

Étudier ceux qui tiennent, qui ne deviennent pas fous, déceler les stratégies collectives de défense qu’ils mettent en place pour tenir.

Il étudiera les stratégies collectives de défense des ouvriers du BTP, j’ai commencé à évoquer cela. Il travaillera plus récemment le concept de stratégie collective de défense contre la souffrance éthique :

Cette souffrance éthique, nous dit-il, est provoquée par les nouvelles organisations du travail, où l’économique fait intrusion dans la pensée et dans le monde du travail, souffrance d’avoir à collaborer pour son travail à des actes que l’on réprouve (Collaborer à des évaluations individuelles injustes, à des placardisations, des licenciements, des tromperies du client par exemple). Cette souffrance éthique est hautement dangereuse pour la santé.

Elle s’accompagne de perte d’identité, conflit entre le moi et l’idéal du moi, bascule dans la décompensation.

Elle est combattue par « ceux qui tiennent » avec l’élaboration de stratégies de défense qui consistent à élaborer des mécanismes de clivage, de déni ou de forclusion.

On retrouve des points de convergence avec les travaux de Françoise Sironi sur la fabrication des tortionnaires et des « hommes nouveaux », collaborateurs des systèmes totalitaires, son expérience clinique concernant à la fois les auteurs et les victimes de violences collectives.

Un autre abord de la Psychopathologie du Travail s’appuie sur « le modèle du stress », abord Anglo-Saxon, repris aussi largement en France. Un modèle explicatif physiologique des Psychopathologies du Travail. Qui s’appuie maintenant aussi sur les données d’imagerie cérébrale développées par les neurosciences.

Face à une menace de l’environnement extérieur, l’organisme réagit en faisant intervenir différents systèmes, neurologiques et endocriniens.

Un stress aigu est une réponse adaptée à une menace extérieure de courte durée (le bon stress).

Mais si la menace perdure, une phase d’épuisement va succéder à la phase de résistance. Ce qui est à l’origine de pathologies psychiques et somatiques.

Les troubles engendrés sont regroupés principalement autour de deux entités nosologiques :

  • Work Exhausting Syndrome ou Syndrome d’épuisement professionnel. Proche d’un tableau de dépression.
  • Post Traumatic Stress Disorder ou Etat de stress post traumatique.

Ces formalisations étant en concordance avec les classifications internationales CIM 10 et DSM V.

Dans cet abord physiopathologique de la Souffrance au travail, on ne retrouve pas les aspects « subversifs » portés par certains travaux en France, mettant en débat le travail, le rapport au travail ou la subjectivité.

On ne parle d’ailleurs pas de souffrance, mais uniquement de psychopathologie. L’inconscient y est absent.

Quels que soient les modèles retenus, les tableaux symptomatiques, les signes d’appel sont les mêmes.

  • Perte de l’élan vital, grande fatigue, sentiment d’épuisement, perte de l’énergie et de la motivation, isolement,
  • troubles du sommeil, cauchemars répétitifs,
  • idées envahissantes, flash-back sur le travail, associés à des crises d’angoisse, comportements d’évitement,
  • troubles de la mémoire et de la concentration, perte des repères, les patients ne comprennent pas ce qui leur arrive, comment ils en sont arrivés là.
  • avec en amont la volonté de « tenir », jusqu’à craquer avec un évènement crise, un accident, une impossibilité physique à retourner au travail, ou jusqu’à une injonction médicale, ou celle d’un proche, ou encore d’un collègue.

Ces constats sont partagés par tous mes consœurs et confrères, quels que soient nos backgrounds et nos modes de prise en charge (psychiatres, médecins du travail, psychanalystes, thérapeutes comportementalistes). Et on commence à avoir un suivi à long terme.

Une montée en charge des pathologies narcissiques et post-traumatiques.

Ceci rejoint les constats de nombreux cliniciens contemporains, ainsi que ceux de sociologues et anthropologues. Une montée en charge des pathologies narcissiques et post-traumatiques.

Alain Ehrenberg par exemple, dans La fatigue d’être soi, nous décrit un monde de plus en plus atteint par la dépression, un monde où l’individu conquérant sommé d’être soi, de s’épanouir et de se dépasser, de se motiver et de communiquer finit par s’épuiser, se fatiguer d’être soi, et n’être plus que l’envers de ces normes de socialisation (4).

Pour Richard Senett, sociologue américain, le Moi de chaque individu est devenu son principal fardeau. Un nouvel individualisme né du capitalisme moderne est né, avec déplacement d’Œdipe à Narcisse dans la vie américaine dit-il. Montée de l’individualisme, subjectivité livrée aux injonctions de l’autonomie. On est passé des pathologies de la culpabilité aux pathologies de la honte (5).

Freud déjà, à partir des épreuves de la guerre de 1914- 1918, avait défini ce qu’il a appelé les névroses narcissiques, les différenciant des névroses de transfert (6). Dans ces névroses narcissiques, de guerre ou traumatiques, nous dit-il, il y a effroi du moi devant les forces destructrices qui le menace, que la violence soit extérieure, violence du souffle de l’obus, ou intérieure, violence du soldat guerrier, réveillée, révélée sur le champ de bataille. L’effroi, « c’est un franchissement accidentel, accident qui signe la rencontre par essence manquée avec le Réel » nous dit Lacan. C’est le trauma. Rencontre de quelque chose d’insupportable que Freud a appelé la pulsion de mort, le réel, l’impossible, impossible à symboliser, à dissoudre dans la chaine signifiante (7).

Et la répétition est le signe de cette rencontre ratée.

Non préparés à cette barbarie des États et des hommes, qui s’est révélée pendant la guerre, nous dit Freud, les hommes ont plongé dans l’effroi, devant les forces externes et internes de la pulsion de la mort. Avec pour conséquence pour certains névroses traumatiques (8).

Revenons au monde du travail actuel au travers de ce prisme.

Le travail est un des piliers de notre civilisation, un monde du travail dans lequel les hommes et les femmes s’engagent avec des idées d’indépendance et d’accomplissement de soi, dans un engagement qui se construit dès l’enfance, en référence, en adhésion ou en opposition aux histoires familiales, professionnelles et culturelles.

Mais le monde du travail peut aussi devenir un champ de bataille sous bien des aspects, soumis au chômage et à la précarité, à la financiarisation et à la dérégulation, avec perte de sens et de reconnaissance, culte de la performance, faire toujours plus avec moins. C’est le lieu d’une accélération sans fin, poussant à une consommation inégale et sans limite, conduisant à l’épuisement, des personnes comme de la planète, à la mise à mal de la biodiversité, porte ouverte aux pandémies telle que celle que nous traversons.

Le monde du travail peut ainsi devenir un espace de sublimation empêchée, et le lieu de tous les traumas, ou de réactivation de tous les traumas, quand on n’est pas préparé à cette violence rencontrée, ressentie.

La guerre au monde du travail

Ne pourrait-on pas ainsi transposer le constat de Freud sur la guerre au monde du travail ?

Non préparés à cette barbarie des Entreprises et des Hommes au travail, les hommes plongent dans l’effroi, devant les forces externes et internes de la pulsion de la mort. Avec des retombées traumatiques pour certains.

Telle cette directrice d’établissement d’une association de parents d’enfants autistes emportée, dévastée avec l’arrivée d’un président qui, dans un contexte déjà délétère, cinq directrices l’espace de cinq ans, une équipe fonctionnant en électron libre, « prend violemment ses quartiers et fait sa loi, introduisant son aéropage et évinçant violemment sa directrice générale avant de l’évincer elle-même ».

Cette patiente, née au Burundi, qui a traversé des évènements d’une extrême violence, rescapée d’un génocide où la moitié de sa famille a été massacrée, qui a surmonté plusieurs exils, qui a suivi un cursus universitaire impressionnant et fondé une famille soutenante avec une vitalité hors du commun, a sombré dans l’abîme avec cette histoire de travail. Précipitée dans une immense détresse, violence au travail entrant en résonnance et en répétition des violences passées. « Toute la famille a pleuré » dit-elle.

Je la suis depuis six ans à l’hôpital. Le confinement lié au Covid, avec rupture brutale des liens familiaux et sociaux et replongée dans une vie de recluse comme elle en avait déjà connu, a été un grave moment de rechute. Elle refait surface, prend vie, à 60 ans, montant des projets dans son pays natal, projets professionnels et projets pour que sa famille puisse l’y retrouver, s’y retrouver…

Nous sommes là dans la clinique qui nous occupe.

Nous sommes dans l’épuisement d’être soi, le trauma et la répétition.

La violence ressentie du monde du travail, qui entre en résonnance et en répétition avec les violences des histoires de vie et de famille vécues et transgénérationnelles.

Les guerres coloniales ne sont pas loin. Les guerres mondiales non plus, avec le lot de blessures durables et enfouies que laissent ces moments d’histoire chez les descendants.

Des histoires de déplacement de population et de migrations douloureuses qui laissent leurs traces sur plusieurs générations, comme le montre Olivier Douville au travers de son expérience clinique (9).

Des conflits identificatoires entre la loyauté à la culture des parents et grands- parents, et l’identification à construire dans son travail.

Des histoires de violences familiales et de violences sexuelles aussi bien sûr.

Je mettrais aussi l’accent sur les traces que laissent les expériences de métiers et les parcours professionnels des ascendants, faillites, réussites, chômage. Des retombées surprenantes et complexes parfois sur les descendants. Comment s’inscrivent à l’aune de ces histoires familiales de travail les succès ou ratages scolaires des patients, leurs parcours et rencontres, leur choix ou non choix d’étude, de métier, comment ils s’y investissent, comment ils peuvent s’y perdre. On pourrait à bon escient aiguiser notre écoute sur le sujet.

Nous sommes là dans la clinique qui nous occupe.

À chacun son trauma, son réel, ses fantasmes, et donc son écran (10).

Le réel est à chercher dans le symptôme, il lui donne son sens.

« Nous inventons un truc pour combler le trou dans le Réel » nous dit Lacan (11).

Des symptomatologies qui s’inscrivent bien souvent dans le long terme donc, des patients qui sombrent parfois dans la chronicisation, ou la victimisation. Mais des réussites aussi, des opportunités qui s’ouvrent.

À nous psychanalystes de créer un espace qui ouvre à une autre voie, celle du désir.

J’aimerais revenir sur l’espace de sublimation que représente le travail, avec un article de Joël Bernat (12). Il reprend un commentaire de Freud dans une de ses lettres à Zweig au sujet de « La guérison par l’esprit ». Freud après un travail en commun avec Breuer dans son début de carrière sur les hystéries, ouvrira une porte qui mènera à un chemin que ne suivra pas Breuer nous dit-il. Breuer lâche la clé nous dit-il. Freud ramassera cette clé lâchée par Breuer pour la tenir fermement, évoquant le Faust de Goethe répondant à Méphistophélès « tu veux au vide m’envoyer ? ».

Ce geste, cet acte et sa suite, la descente dans les profondeurs de l’âme, est un acte sublimatoire du fondateur de la psychanalyse nous dit Joël Bernat. La sublimation, c’est l’Acte qui consiste à saisir la clé, à vaincre la frayeur conformiste, prendre le chemin de la création. La sublimation est ce mouvement pulsionnel qui ne va pas droit, à la découverte. Qui prend « des chemins qui ne mènent nulle part d’avance » (13).

Cela nous renvoie à l’expression de Marcel Mauss, « l’acte traditionnel efficace ». Mauss définit la technique, au sens production d’effet sur la matière, comme un « acte traditionnel efficace » (14). L’acte, c’est « travailler la matière, cette matière sans indulgence et sans perfidie », « ce réel incommode, qui ne se laisse pas manipuler n’importe comment » pour reprendre Simone Weil. Mais l’acte ne prend sa solidité que quand il est socialisé, c’est-à-dire traditionnel et efficace, pour revenir à Marcel Mauss. Pour produire un effet sur la matière, nos actes doivent être intelligibles pour autrui, cad s’inscrire dans la tradition du groupe. Ils doivent aussi être efficaces c’est à dire reconnus avantageux par le groupe. Pas d’effet sur la matière sans inscription dans le social, dans la tradition et l’efficacité en quelque sorte.

Ceci nous ramène au travail.

Un monde du travail où l’individu est sommé de se réaliser, plutôt que de réaliser

Le travail est cet espace de sublimation qui s’affronte à la matière, aux hommes, aux groupes sociaux. Les processus sublimatoires, pleins de l’énergie des forces pulsionnelles, évoluent en un maillage où matière, corps, et relations humaines s’entrelacent. Si un des maillons vient à manquer, le processus s’enraye. Et le maillon de la matière semble se déliter.

Un monde du travail où l’individu est sommé de se réaliser, plutôt que de réaliser, avec des organisations de travail gélifiées, des délires managériaux improbables, une inflation de « bullshit jobs » comme le décrit David Graeber (15). Ce monde devient alors un espace de sublimation bridée.

Je viens de lire un ouvrage, épopée au travers des âges sur le travail, d’un anthropologue sud-africain, James Suzman, paru en 2021 : Travailler, la grande affaire de l’humanité (16).

Il écrit :

« Notre relation au travail est bien plus intéressante et complexe que les économistes voudraient nous le faire croire ». « Au cœur de la science économique, le problème économique, c’est le problème de la rareté. Nous sommes des êtres rationnels dotés d’appétits insatiables et il y a trop peu de ressources pour répondre aux besoins de chacun, nous disent les économistes depuis Adam Smith ».

Pour les Bushmen du Kalahari, chasseurs cueilleurs que Suzman a très longuement côtoyés, c’est faux, écrit-il.

« Ni eux, ni leurs ancêtres chasseurs cueilleurs ne vivaient sous la menace constante de la famine. C’est ce que l’on commence à découvrir. Ils ne travaillaient pas plus de 15h par semaine, avaient loisirs et repos. Ils ne stockaient pas de nourriture. Ils travaillaient uniquement pour répondre à leurs besoins matériels immédiats. Leur vie économique était organisée sur la prémisse de l’abondance, pas sur la crainte de la pénurie. Ceci pendant les 95% des 300 000 années qu’a duré l’histoire d’Homo Sapiens ».

L’arrivée de l’agriculture, l’émergence des villes, et de la mécanisation vont changer les choses, jusqu’au règne de l’économie de la rareté depuis trois siècles. Nous n’avons jamais tant travaillé nous dit-il. Travailler plus pour gagner plus et consommer plus, dans un manque de consistance, de matière et d’âme qui nous afflige. Les effets collatéraux sont chers, c’est cher payé. Dérèglement de la planète, épuisement des ressources, de la terre comme des hommes.

Cette pandémie que nous traversons, qui a traversé notre monde, est sans doute un catalyseur, révélateur d’incohérence.

Dans les conditions mouvantes et totalement inédites crées par cette pandémie, se réaliser au travail, cela tient de la mascarade, les masques tombent, le ballon de baudruche se dégonfle. Cela sonne plus creux. Nous sommes loin d’avoir fait le tour de ses impacts et des retentissements se profilent, complexes, disparates, et inattendus (17). Rappelons-nous mars 2020. Nous avons plongé dans un chaos.

On était en guerre, mais une guerre où on nous intime de « Restez chez soi ». « Quoi qu’il en coûte ». Drôle de guerre assurément. Du jamais vu. Oh combien déresponsabilisant, quand même.

Du jour au lendemain, villes désertées, commerces et services clos, EPADH bouclés, hôpitaux débordés, queues pour s’alimenter, limitations de sorties drastiques, 1h, 1km, avec autorisation. Restez chez vous.

Perte de repères généralisée, montée de peurs, celle d’être contaminé ou d’être responsable de contaminer, peur des autres, du moindre contact avec les autres. Les enfants, source potentielle de virus, diabolisés, les seniors enfermés objectivés, déresponsabilisés. Coup de vieux généralisé pour les seniors. Restez chez vous, sauf pour aller travailler, les derniers de cordées en première ligne, la boule au ventre, avec les moyens du bord, l’absence de moyen.

Apparaissent « les activités essentielles » dont on avait oublié l’existence. Les travailleurs de l’ombre brutalement mis sous les projecteurs deviennent les héros d’un jour. Ils travaillent dans l’insécurité sanitaire, confrontés à des situations traumatisantes, avec une charge de travail augmentée, de nouvelles règles à mettre en œuvre, à respecter et faire respecter. C’était aussi une sortie de l’invisibilité, la fierté du service rendu, de l’agilité déployée.

Mais reste la fatigue, les traumatismes, et la colère du retour à l’a-normal.

Le télétravail pour lequel on avait tant de résistance s’est généralisé sans préparation, brouillant les frontières du professionnel. Envahissement pour certains, démotivation pour d’autres avec l’éclatement des liens sociaux. Et isolement, rétrécissement de la vie hors des murs pour beaucoup. J’ai assisté à des situations de séparation et d’isolement très douloureuses, à des enfermements hors de propos et délétères, pour des enfants de patients suivis en particulier. La période n’a en outre pas été synonyme de trêve pour les salariés en situation de surcharge de travail ou d’exclusion.

Le bilan est loin d’être fait.

Pour conclure

J’ai mis en avant des points noirs du travail et de ses répercussions sur la santé. C’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, les ressorts de la souffrance au travail à laquelle nous sommes confrontés.

Mais des réalisations individuelles ou collectives où le plaisir au travail a sa place ne sont pas l’exception. Des initiatives et expériences enthousiastes fonctionnent. Dans tous les domaines, artistiques et scientifiques, sociaux, agricoles et techniques… des initiatives qui tournent la page « des imaginaires glorieux de la mondialisation » comme écrit Bruno Latour (18). Le travail ne se réduit pas à nos efforts pour résoudre le problème économique de la rareté.

Place aux actions qui nous sortent de la vision du corps-machine, de l’animal-machine aussi, place aux actions créatrices d’interactions et d’intersubjectivité avec le vivant, dans un échappement à la division nature/culture qui règne dans notre civilisation « occidentée » depuis quelques siècles.

Reconsidérons l’importance du travail dans le processus d’humanisation, comme le disait Tosquelles, soignons les patients en soignant l’hôpital, soignons les travailleurs en soignant le travail, comme le dit Yves Clot.

Ne serait-ce pas finalement ce que les patients nous disent, nous laissent entendre ?

J’aimerais évoquer avec James Suzman « l’esprit des chasseurs-cueilleurs, l’esprit de milliers de générations de créateurs et d’exécutants, qui ont trouvé de la satisfaction à donner un travail à faire à leurs mains oisives et à leurs esprits agités ».

Ces penseurs qui parlent du travail, de la Terre et du malaise dans la civilisation, et qui les mettent en lien, affutent et nourrissent le travail sur la subjectivité à l’œuvre que nous menons avec les patients qui expriment leur souffrance au travail.

Ces échanges d’expériences entre disciplines contribuent à leur donner vitalité.

Je suis motivée à témoigner de cette clinique de la souffrance au travail, et à en débattre. Ce thème du travail a du mal à sortir d’une certaine marginalité. Il y reste encore abordé de façon bien timide chez les analystes.

Par crainte que l’évènement ne vienne morde sur la structure peut-être.

Faux débat de mon point de vue, car l’idée que « l’histoire fait corps » comme dit Bourdieu, que la préhistoire fait corps même, n’enlève rien à la force de l’inconscient, au contraire.

Comment ça fait Symptôme dans le travail, quel est ce point insupportable, où quand on le rencontre, ça explose, dit Hervé Castanet, quel est ce point obscur qui fait trou dans la compréhension ?

Du réel qui surgit, un départ à la découverte de signifiants écrasants.

Un départ à un travail d’élaboration pour chaque cas rencontré.

J’ai voulu défricher un peu de ce chemin qui ouvre à une écoute attentive de cette clinique qui nous parle du travail, des forces de vie, et de mort. Être sensible à ce que ces gens, ces patients disent de leur travail, de leur histoire de travail. De leur vie, de nos vies, de notre monde. Des voies de la sublimation, de la sublimation entravée de plus de jouir, et d’effraction de réel traumatique.

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Notes – Bibliographie

(1) Isabelle Billard – Les pères fondateurs de la Psychopathologie du travail en butte à l’énigme du travail. L’émergence de la psychopathologie du travail, 2001, Ed. La dispute

(2) Christophe Dejours – Souffrance en France 1998, Ed. Le Seuil

(3) Marie Pezé – Le deuxième corps ,2002, Ed. La Dispute

(4) Alain Ehrenberg – La fatigue d’être soi, 1998, Ed. Odile Jacob

(5) Richard Senett – Ce que sait la main, 2010, Ed. Albain Michel

(6) Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, Karl Abraham – Sur les névroses de guerre, 1919

(7) Jacques Lacan – Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux, 1973, Ed. Le Seuil

(8) Sigmund Freud – Considérations actuelles sur la guerre et la mort, 1915 (9) Olivier Douville – Guerres et traumas, 2016, Ed. Dunod

(10) Jacques Marblé – Ça ne fait pas névrose, Psychanalyse 2005/1, n° 21

(11) Jacques Lacan – Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, séance du 17 février 1976, Ed. Le Seuil

(12) Joël Bernat – Freud et la « fonction Goethe », Revue internationale de philosophie 2009/3, n° 249

(13) Paul-Laurent Assoun – La sublimation, 2017, Ed. Economica (14) Marcel Mauss – Les techniques du corps, 1934, Ed. Payot (15) David Graeber – Bullshit jobs, 2018, Ed. Les liens qui libèrent

(16) James Suzman –Travailler, la grande affaire de l’humanité, 2021, Ed. Flammarion

(17) D’autant plus qu’à cette « guerre aux virus » pas encore éteinte succède la guerre en Ukraine depuis que ce texte a été écrit, ravivant les braises des guerres mondiales précédentes.

(18) Bruno Latour – Où atterrir, 2017, Ed. La Découverte

Dr Dominique Beaumont Médecin spécialiste en santé au travail, psychanalyste, attachée au Centre de consultation de pathologie professionnelle de l’Hôpital Fernand Widal, membre de l’APM – Texte écrit à partir d’une intervention effectuée le 17 janvier 2022 au Séminaire de psychopathologie clinique du 18ème secteur de Ville Evrard 2021-2022 : Et maintenant comment allons-nous travailler.

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