L’article de Fabienne Scandella, sociologue du travail, paru dans le hesamag n°24 de l’Institut Syndical Européen, est particulièrement intéressant et aborde un sujet de forte actualité en essayant d’en faire ressortir le sens profond : la fameuse « résilience » des télétravailleurs, mot à la mode s’il en fût, comme le furent à leur époque la « résistance au changement », puis la « résistance au stress », toujours vues de façon personnelle et jamais sous l’angle de l’organisation du travail.
Or, donc, la sociologue s’interroge notamment sur cette connotation positive formelle qui entoure la perception et qu’aurait le mot « résilience », terme issu du travail des métaux et piraté par la novlangue managériale afin de le transformer en injonction. Ce concept « magique » du management, qui utilise la métaphore du rebond, mais sans jamais parler des conditions de ce rebond (ce qui rappelle en écho l’instrumentation de la tristement célèbre « courbe du deuil » d’Elisabeth Kübler-Ross par France Télécom), et au cœur duquel réside le mystère des déterminants qui la composent (est-on résilient de façon innée ? De façon acquise ? Pourrait-on sélectionner, si c’est inné, des individus résilients au plus grand bénéfice de l’organisation, sous-entendu en excluant ceux qui ne le seraient pas ob ovo ?), questionne effectivement sur l’utilisation corporate qui peut en être faite.
Il paraît en effet dangereux de prétendre que l’on saurait identifier a priori des déterminants alors même que cette capacité est censée ne se révéler qu’a posteriori, après la crise. C’est le retour de la fable du chêne et du roseau de La Fontaine, qui récupérée par le néoparler managérial voudrait tendre à établir que pour survivre au travail, il serait nécessaire de courber l’échine, de faire le gros dos, sans se plaindre, en attendant des jours meilleurs. Et puisque la récupération de ce concept décentre à nouveau la lumière sur l’individu, il n’y a qu’un pas pour en conclure « naturellement » que la résistance des travailleurs aux conditions de travail (délétères) qui leurs sont imposées serait la cause même de leur souffrance au travail, puisque les facteurs liés à l’organisation du travail seraient « par essence » incontrôlables par l’entreprise.
C’est une invitation à la résignation qui disqualifie de fait toute plainte sur le travail, interdit l’évaluation collective des conditions de travail et fait reposer la responsabilité des atteintes à la santé sur les travailleurs eux-mêmes ; c’est, sous couvert de l’autre nouveau concept qu’est la « bienveillance », la négation des principes généraux de prévention fixées par la directive européenne de 1989 et par les articles L4121-1 et 2 du code du travail français ; c’est le retour à une forme d’hygiénisme passéiste dans lequel le salarié devra « travailler sur lui-même » pour enfin être heureux au travail, « heureux au travail » s’entendant ici comme acceptant comme un pis-aller nécessaire la dégradation de ses conditions de travail, et surtout ne la remettant jamais en cause, parce que there is (encore et toujours) no alternative.
Cette invitation, ou plutôt cette injonction à la résilience, est ainsi analysée pour ce qu’elle est : une stratégie, encore une, destinée à éviter la remise en question de l’organisation du travail, un « subterfuge de facilité » et une « psychologisation des rapports de travail », Danièle Linhart aurait parlé de « surhumanisation managériale », qui nie le lien entre le travail et les conditions de sa réalisation, pour prétendre n’être en capacité de ne l’analyser qu’au prisme de l’individu, et par conséquent ne résoudre les difficultés détectées qu’au prisme d’un travail sur le travailleur uniquement.
Encore une fois la sémantique qui se développe autour du travail et des conditions dans lesquelles il est réalisé doit attirer l’attention de tous : la subornation du sens des mots, les anglicismes incompréhensibles, le recyclage de ceux-ci en concepts prétendument « évidents » demeurent autant de pièges destinés à priver la Société des capacités de compréhension des causes réelles de la souffrance au travail.
L’hesamag est téléchargeable ici : https://crm.etui.org/civicrm/mailing/url?u=65579&qid=1688981
L’intervention de Fabienne Scandella, explicitant le contenu de son article, est visible ici : https://crm.etui.org/civicrm/mailing/url?u=65578&qid=1688981