Perdre sa vie en la gagnant… Aujourd’hui encore, de trop nombreuses personnes sont victimes de maladies provoquées par leurs conditions de travail.
Pascal Marichalar
Sociologue au CNRS, il s’intéresse aux liens entre travail, santé, environnement et justice. Il a notamment publié Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, La Découverte, 2017.
« Ne sommes-nous pas forcés de convenir que plusieurs arts sont une source de maux pour ceux qui les exercent, et que les malheureux artisans, trouvant les maladies les plus graves là où ils espéraient puiser le soutien de leur vie et de celle de leur famille, meurent en détestant leur ingrate profession ? » L’auteur de cette interrogation tragique est un médecin italien du début du 18e siècle, Bernardino Ramazzini. Il a eu l’idée révolutionnaire d’écrire un traité qui ne soit pas classé par maladie, comme il était d’usage, mais selon le métier exercé par le malade. La notion de maladie professionnelle était née.
Plus de trois siècles plus tard, le problème n’est pas près d’être résolu. C’est ce qu’ont découvert, à leurs dépens, les anciens ouvriers d’une verrerie industrielle située à Givors, près de Lyon. Leur usine, qui produisait des pots et des bouteilles pour l’industrie agroalimentaire, a été fermée en 2003 à la suite d’une décision de son propriétaire, le groupe Danone, et ce malgré une mobilisation d’envergure de ses salariés. Fait rare dans ce genre de situations, ces hommes et ces femmes ont continué à se voir, et ont pu se rendre compte de l’étrange épidémie de cancers qui les frappait, emportant un certain nombre d’entre eux à des âges jeunes.
Dans une démarche que le sociologue Phil Brown qualifie d’« épidémiologie populaire », les anciens verriers de Givors ont cherché à connaître la cause de cette concentration anormale de maladies. Médecins, épidémiologistes, toxicologues, géologues, historiens et sociologues ont collaboré avec les verriers pour interpréter des traces, relever des corrélations et établir des faits, qui ne laissent aujourd’hui plus guère de doute sur l’origine du mal mystérieux qui les afflige : leur exposition, pendant l’ensemble de leur carrière, à un cocktail de produits chimiques dangereux, de poussières cancérigènes, et de situations de travail (travail en horaires alternés, bruit, chaleur extrême…) affaiblissant les défenses de leur corps.
Un mal mystérieux
Depuis longtemps, on sait que la pureté et la transparence du verre contrastent avec la dangerosité de sa production. Au 19e siècle, les verriers de Carmaux mouraient souvent aux alentours de 40-45 ans. Au début du 20e siècle, des journalistes engagés, les frères Boneff, s’étaient penchés sur les tâcherons du verre. La mécanisation de certaines tâches (notamment le soufflage) n’avait supprimé certains risques que pour en introduire d’autres : un travail en « trois-huit » éreintant devant des machines brûlantes, émettant des brouillards d’huile cancérigènes, avec pour seule protection des outils et des vêtements en amiante (minerai dont la dangerosité était pourtant dénoncée par l’Inspection du travail dès 1906).
Tout cela était documenté et connu par de nombreux experts, médecins et responsables politiques, mais pas par les verriers. S’ils avaient bien conscience de la pénibilité de leurs postes, ils étaient convaincus que les responsables en charge de la salubrité de l’environnement de travail et de la prévention des maladies professionnelles faisaient tout leur possible. Ils ont découvert que ce n’était pas le cas.
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