Un film de Nicolas SILHOL, co-scénariste Nicolas FLEUREAU (France 2016 – 1h35) – sorti en salles le 5 avril 2017
Institutionnalisation de la souffrance au travail : un modèle de gouvernance et de rapports de domination dans l’entreprise qui a gangréné progressivement toute la société !
« Corporate » est un film de grande qualité avec des comédiens renommés (particulièrement Céline Sallette, Lambert Wilson) qui affiche dès le générique que « les personnages de ce film sont fictifs mais les méthodes de management sont réelles ».
‘’Vous avez 46 ans, vous êtes à un moment phare de votre carrière, comment est-ce que vous vous voyez dans 10 ans ? … dans 2 ans, dans 6 mois ?… Ce n’est pas une question piège. Je me la pose aussi… Vous savez Catherine, nous sommes dans un monde en mutation permanente. C’est très important de ne pas subir ces évolutions, de savoir les anticiper… Comment vous envisagez la suite ?
[- Je… j’aimerais continuer à travailler au sein de l’équipe, continuer à donner le meilleur de moi-même tout en travaillant sur les points que nous avons identifiés ensemble]
Y a des tas de perspectives au sein d’Esen, des tas de possibilité d’évoluer…
[- C’est-à-dire ? Vous pensez que je devrais changer de poste ?]
Moi je ne veux surtout pas penser à votre place, mais on peut y réfléchir ensemble si vous voulez…
[Est-ce que vous me demandez de me mettre en mobilité ?]
Je peux vous accompagner… dans votre réflexion à ce sujet.
Emilie Tesson-Hansen, qu’on découvre très vite dans le cadre strict, courtois mais déterminé, d’une évaluation comportementale, est une jeune et brillante Gestionnaire des Ressources Humaines (interprétée par Céline SALLETTE), responsable du service financier au siège d’une grande société multinationale. Elle est considérée comme une « killeuse » devant pousser une partie des salariés à s’en aller d’eux-mêmes pour éviter de les licencier. Suite à un drame dans son service, avec le suicide par défenestration d’un membre de son équipe qu’elle cherchait à faire démissionner, une enquête est ouverte. Elle se retrouve en première ligne. Elle doit faire face à la pression de l’inspectrice du travail (Violaine FUMEAU), mais aussi à sa hiérarchie (notamment le DRH, interprété par Lambert WILSON) qui menace de se retourner contre elle. Emilie est bien décidée à sauver sa peau. Jusqu’où restera-t-elle ‘’corporate’’, c’est-à-dire totalement dévouée à son entreprise ?
Dès 1998, Christophe DEJOURS (CNAM, laboratoire de psychologie du travail), dans l’étude la plus fondamentale conduite en ce domaine « Souffrance en France – la banalisation de l’injustice sociale »… évoquait déjà le surnom de « tueurs » (p. 109) donné à « des cadres qui sont mobilisés pour exécuter des ‘’plans sociaux’’ et pour exercer méthodiquement la menace au licenciement à des fins d’intimidation » (p.150). Il signalait simultanément l’émergence de formations universitaires de niveau ‘’DESS de DRH – option licenciement’’ ! « De sorte qu’une fraction de la population, notamment des jeunes, privés de transmission de la mémoire du passé par les anciens qui ont été écartés de l’entreprise, se trouve ainsi conduite à apporter son concours au ‘’sale boulot’’, toujours au nom du réalisme économique, et de la conjoncture (…) Commettre l’injustice au quotidien contre les sous-traitants, menacer ceux qui travaillent de licenciement, assurer la gestion de la peur comme ingrédient de l’autorité, du pouvoir et de la fonction stratégique, apparaissent comme une banalité pour les jeunes embauchés qui ont été sélectionnés par l’entreprise. » (Ibid. p.118)
Pour Nicolas SILHOL, ce premier long-métrage fait suite à 2 courts-métrages appréciés dans plusieurs festivals, et plusieurs années mises à profit notamment pour analyser des fonctionnements d’entreprises, assister à des stages de formations de DRH, s’entretenir avec des inspecteurs du travail, après avoir découvert « qu’un certain système de ‘’management par la terreur’’ pouvait réellement détruire des vies et des individus », suite à la vague de suicides chez France Telecom où il fut particulièrement choqué par « le cynisme du PDG déclarant qu’il fallait mettre un terme à cette ‘’mode du suicide’’… comme si c’était ceux qui souffrent qui étaient responsables… ».
Il réalise, avec la complicité de son co-scénariste, Nicolas FLEUREAU, un des meilleurs films sur ces ‘’nouveaux’’ risques professionnels, décrits aujourd’hui comme ‘’psycho-sociaux’’.
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