Conférence de Marie Pezé à « Preventica 2019 »
Marie PEZE, est docteur en psychologie, psychanalyste, ancien expert judiciaire, responsable du réseau de consultation « Souffrance et Travail ».
Souvenirs, souvenirs
Je me souviens, lorsque j’étais enfant, le travail était le territoire dans lequel je ne pouvais qu’entrer plus tard, sans souci. Comme mes parents, j’allais gagner ma vie, la question ne se posait même pas. Le travail, à l’époque, semblait être comme l’air qu’on respire, nul besoin d’écrire des livres pour en démontrer la centralité.
En 1975, lorsque je commençais à travailler comme psychologue dans un service de chirurgie de la main, il était évident que perdre sa main au travail était dramatique pour les ouvriers de tout secteur qui arrivaient aux urgences. Le premier dont j’eus à m’occuper était commis agricole et avait eu le bras droit happé par la machine. Leur avenir était remis en cause. Heureusement, les mains de l’équipe chirurgicale étaient là pour réparer, greffer, reconstituer ces mains détruites.
L’organisation du travail était lointaine, peu perceptible. Ses dégâts ne concernaient que le corps physique et se vivaient comme une fatalité. C’était le plein emploi ; si on ne travaillait pas, c’est qu’on était paresseux. Ou névrosé. Ou revendicateur. Ceux qui étaient en arrêt depuis des s’étaient enfoncés dans la sinistrose ou bien truandaient la Sécurité sociale. Je caricature à peine. Nos positions scientifiques étaient moralisatrices (donc peu scientifiques).
Dès 1995, Les récits des patients sont alors les mêmes dans la bouche des accidentés du travail, des ouvrières atteintes de TMS et des cadres de la Défense. On m’adresse ces patients pour savoir ce qui dans leur histoire personnelle les empêche de guérir. Car bien sûr déjà, la psychologie a bon dos pour tout expliquer. Les chirurgiens ne savent rien des conditions de travail des salariés qu’ils opèrent.
Peut-on faire des liens entre la personnalité du travailleur, le travail et les symptômes qu’il présente ?
Bien sûr car le travail est une rencontre entre qui nous sommes et ce qu’on nous donne à faire.
Pourquoi travaillons-nous ? Que cherchons nous à prouver en travaillant ? Qu’engageons-nous dans le travail ? Si l’on peut si souvent invoquer la personnalité de celui qui est en souffrance au travail pour exonérer les conditions de travail, c’est que nous engageons beaucoup de nous-mêmes dans notre métier. Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée à un cintre, dans les vestiaires de notre lieu de travail pour travailler mécaniquement. La plupart d’entre nous espèrent avoir l’occasion, grâce au travail, d’accéder à une reconnaissance de leur valeur personnelle, de leur singularité, bref de leur identité.
De la psychanalyse, on a appris que la construction de l’identité commence dans l’enfance. C’est d’ailleurs bien par un acte de reconnaissance à l’état civil que commence notre construction identitaire. Notre père nous a reconnu comme étant son enfant devant le groupe social auquel il appartient, nous a transmis son nom et inscrit dans une lignée symbolique. Cette question de la reconnaissance de notre identité nous taraude tout au long de notre vie, y compris dans le champ du travail et dans la transmission du patrimoine qu’est une exploitation. Le sujet est le dépositaire et l’héritier des rêves et des attentes de ses parents. Être à la hauteur des attentes de ses parents peut être un moteur ou une souffrance, d’ailleurs souvent les deux. C’est en tous cas une dette symbolique.
Si le salarié s’investit trop au travail, on pourra donc émettre l’hypothèse qu’il a un besoin éperdu de reconnaissance non obtenue dans l’enfance. Le lien difficile de certains salariés à l’autorité peut toujours être travaillé sous l’angle de la relation à la figure paternelle.
– Mais peut-on dire à l’ouvrier dont les épaules souffrent de la cadence qu’on lui impose que son Œdipe y est pour quelque chose ?
-Peut-on dire au harcelé qui s’effondre à son poste, « mais, pourquoi n’êtes vous pas parti plus tôt au lieu de supporter cette souffrance ?», alors que démissionner lui ferait perdre ses droits sociaux ?
Il faut donc essayer de comprendre l’impact de l’organisation du travail sur la préservation de la santé physique et mentale
– Celle du salarié qui coupe l’aileron droit du poulet toute la journée dans un atelier agroalimentaire sans qu’on l’autorise à mettre un walkman sur les oreilles ou à bavarder avec ses collègues.
– du dirigeant qui doit chercher tous les matins les marges de manœuvre pour sauver son exploitation, pris entre toutes les contraintes qui entretiennent sa précarité subjective, tout propriétaire qu’il soit ?
– de la secrétaire qu’on oblige à coller les timbres à 4 mm du bord de l’enveloppe en s’aidant d’une règle.
Le travail ne pourrait pas être réalisé sans l’implication de notre subjectivité. En retour, notre identité ne pourrait pas s’y construire. Ou s’y perdre lorsqu’on regarde les chiffres du suicide.
Il faut donc entrer plus avant dans la compréhension de ce que nous investissons dans le travail et dans la façon dont le travail nous investit en retour.
Le pouvoir des gestes de métier
Les gestes de métier ne peuvent se réduire à des enchainements musculaires efficaces et opératoires. Ils ont des racines profondes :
Des racines infantiles, et même transgénérationnelles :
Les gestes sont transmis dans l’enfance. C’est par la copie des adultes que nous avons aimés et admirés, ceux qui sont devenus nos modèles, que nous avons intériorisés les gestes, les postures, les tours de main de nos parents. Nous sommes riches de souvenirs enfouis dans les gestes. Nous faisons la tarte aux mirabelles comme la faisait notre grand-mère le dimanche quand nous allions manger chez elle. Nos mains savent la faire, instinctivement croit-on. Rien à voir avec l’instinct mais plutôt avec une transmission trangénérationnelle qui s’est faite « par corps ». Tout comme vous avez peut-être appris à pêcher en accompagnant l’oncle Robert tous les samedis à la pêche. Il vous a montré comment accrocher l’asticot, lancer le fil, interpréter la surface de l’eau, sortir le poisson sans le perdre. Et c’est par affection, par amour pour lui, pour ce qu’il a représenté pour vous, que tous ces savoir-faire se sont imprimés en vous, que vous savez pêcher.
Des racines sociales
Autre racine gestuelle, l’identité sociale, puisque les gestes sont socio-culturellement induits. Suivant l’endroit du monde où vous êtes nés, vos gestes seront différents. En Occident, le port des enfants, des charges lourdes, se fait ainsi sur les membres supérieurs fléchis, avec fermeture de la ceinture scapulaire tandis qu’en Afrique, les mêmes tâches sont effectuées sur la tête et le dos, mettant en jeu des zones du corps, des muscles différents.
Plus tard, à l’âge adulte, au travers des lieux d’apprentissages professionnels traversés, les gestes de métier viendront nouer des liens étroits entre le corps et l’appartenance à une communauté professionnelle. Certaines postures et attitudes corporelles acquièrent même, dans le travail, valeur de dramaturgie.
Le sens du geste de travail, riche ou pauvre
Dans certains métiers, le geste de travail peut être riche et avoir du sens : L’acteur interprète son rôle, le musicien sa partition, le travailleur a des marges de manœuvre pour interpréter sa tâche prescrite.
Malheureusement, sur certains postes, le travailleur n’a plus aucune marge de manœuvre. Il est soumis à une organisation du travail qui détermine le geste, son contenu, les relations avec les collègues, la cadence. Dans ce type d’organisation du travail, très taylorisé, l’individu est considéré comme un outil.
Vous l’avez compris, le corps que nous engageons dans la tâche à accomplir n’est sûrement pas celui rêvé par cette organisation du travail : une force motrice, un réservoir d’énergie linéaire, disciplinarisé, sans rythme physiologique et biologique, sans limites, sans aléas, sans émotion, sans affect, sans faille. Ce corps-là est un moyen, juste une force motrice.
Le mouvement automatisé, répétitif, peut sembler un rouage parfait pour l’organisation scientifique du travail, mais quelle illusion de croire ce contrôle total possible et de croire surtout que le réel ne va pas déjouer la plus savante des procédures.
Vous commencez à mesurer que l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est très différente de l’intelligence rationnelle, logique. Dans le travail, nous mobilisons l’intelligence du corps. C’est elle qui palpe, mémorise, évalue, mémorise les informations, les sensations, les perceptions dans ce qu’on appelle des « mémoires procédurales ».
La mémoire procédurale est une forme de mémoire à long terme qui porte sur les habiletés motrices, les savoir-faire, les gestes habituels. C’est grâce à elle qu’on peut se souvenir de l’exécution des séquences de gestes. Elle est très fiable et conserve ses souvenirs même s’ils ne sont pas utilisés pendant plusieurs années.
Si je travaille comme menuisier, je travaille le bois. A force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière BOIS, mais sa résistance, ses aspérités, ses nœuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. C’est ainsi que par mes gestes, indéfiniment répétés, mon corps palpe, sent, apprécie, mémorise le bois, les outils et affute la meilleure manière de travailler. Mais je m’affute aussi ! C’est par la résistance du réel du bois, que je développe les capacités sensorielles et manuelles de mon corps ; c’est par l’échec cent fois rencontré et cent fois dépassé que je développe mes compétences, que j’élargis le champ de mes pouvoirs.
Ce travailler par corps se construit dans tous les métiers :
- L’ouvrier qui usine une pièce a si bien développé ses mémoires procédurales que c’est à l’oreille qu’il sait avoir atteint le bon micron et qu’il peut s’arrêter.
- L’enseignant qui a du métier, comme on dit, sait à l’oreille que sa classe qui chuchote, s’amuse, commence à faire trop de bruit, qu’on approche du chahut et qu’il faut introduire une activité de diversion pour récupérer leur attention. C’est avec l’intelligence du corps qu’il apprend à le sentir.
- Le viticulteur sait au gout du raisin dans sa bouche que la récolte doit commencer, le bon équilibre entre sucre et acidité.
- Le chirurgien sait évaluer à l’œil et au doigt la texture du tendon et s’il est fragile, le réparer.
- Quand je vois un patient pour la première fois, je n’ai plus besoin de mon manuel à côté de moi. Je connais la manière de conduire un entretien. Mais en fait, avant même de demander à ce nouveau patient comment il s’appelle et pourquoi il vient, tout mon corps s’est mis au travail. Mes yeux ont enregistré la sueur qui perle sur son front, son thorax en apnée, sa jambe qui s’agite sous le fauteuil. Mon odorat a senti l’odeur de peur qui se dégage de lui. J’entends son souffle court. Bref j’ai TRAVAILLE PAR CORPS, comme le fraiseur, l’instituteur, le menuisier, le chirurgien. Et quelque part, au fond de moi, parce que j’ai vu des centaines de patients, au moment où je lui demande son nom, son adresse, bref, son état-civil, j’ai déjà fait mon diagnostic.
Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi même.
Bien loin des procédures fixées par l’organisation du travail, tous les processus engagés dans ce rapport d’intimité avec la tâche, l’objet technique, la matière, avec l’outil, mobilisent en réalité tout le corps, tout le système sensoriel et cognitif, toute la personnalité mais pas comme le pensent ceux qui veulent exonérer l’organisation du travail de toute imputabilité.
C’est au prix de la rencontre avec l’échec, l’endurance et le plaisir des ressources insoupçonnées que l’on découvre en soi, que le travail tient ses promesses :
- Promesse d’émancipation sociale par l’autonomie financière, d’accès à la maturité par le dépassement de la dépendance aux parents.
- Promesse d’accomplissement de soi par le regard des autres sur notre travail : regard des usagers, des patients, des clients qui nous donnent, ou pas, la sensation d’être utile au monde. Regard de la hiérarchie sur le travail accompli par rapport aux moyens donnés plutôt que par rapport aux objectifs à atteindre.
- Promesse d’arriver à dépasser les situations sociales ou psychologiques de l’enfance que le métier que nous choisissons peut nous aider à transformer en œuvre originale.
- La promesse du travail se trouve en fait surtout dans l’écart entre le travail tel qu’on nous demande de le faire, dit travail prescrit, et tel que nous l’exécutons, dit travail réel. Dans cet écart se déploient toute notre énergie personnelle, notre créativité, notre intelligence du réel.
- Promesse d’aller à la rencontre des autres, car le travail est aussi l’apprentissage du vivre ensemble, condition de la construction de la coopération et de la solidarité. Le monde du travail est l’espace social qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à interagir, partager et nous confronter avec tous les autres.
- Travailler, c’est se travailler et travailler ensemble.
Vous aurez compris que le travail réel est doublement invisible :
- Invisible à nous-mêmes puisque nous travaillons « par corps » sans vraiment avoir la conscience de ce que nous mobilisons pour faire le travail, ni les mots pour en parler.
- Invisible pour l’organisation du travail qui s’arque boute sur la prescription, la procédure, le quantitatif et ne veut rien savoir de ce qui est au fond incontrôlable et inestimable, le travail vivant.
Reprenons le fil de l’histoire
2002, la loi de Modernisation Sociale sur le harcèlement moral est promulguée. La même année, les magistrats transforment l’obligation de sécurité qui père sur l’employeur en obligation de résultats dans les suites de l’affaire de l’amiante.
II faudra atteindre un nombre de suicides incroyable, et de cadres dans les années 2006_2009, pour que l’on voie se multiplier les unes des journaux, se réunir plusieurs commissions parlementaires. J’assiste à des bras de fer théoriques entre chercheurs, pour trouver les causes : harceleur pervers, bon et mauvais stress, organisation du travail pathogène… Des bras de fers commerciaux surgissent car la souffrance au travail est un marché juteux. Pour certains.
Nous pouvons décider que ce qui vient ébranler notre vision du monde n’est pas vrai, nous pouvons décider que ce qui remonte du territoire n’existe pas. Il est tellement tentant, défensivement ou stratégiquement, de tenir un discours plus léger, positif uniquement de parler de qualité de vie au travail, d’opposer aux plaintes des questionnaires quantitatifs de tous ordres, de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching, bientôt des tests génétiques, des mesures du taux de cortisol du salarié !
Pour remplacer la notion de souffrance au travail trop envahissante et sombre, on va parler de stress au travail : stress positif, aigu ou chronique, termes plus pasteurisées et moins anxiogènes bientôt remplacé par la notion de RPS, puis de qualité de vie au travail.
Sa transposition tardive en France s’inscrit dans un paysage juridique, culturel bien différent
Nous sommes en 2018. Les ¾ du capital des entreprises cotées dans le monde sont devenus la propriété des fonds d’investissements et des fonds de pension. On ne déduit plus les objectifs de dividendes à répartir du travail accompli. On accomplit le travail nécessaire pour atteindre les dividendes décidés au préalable. Nous sommes passé d’une économie centrée sur l’argent du travail à une économie centré sur l’argent de la rente. Il faut donc transformer le travail réel en données comptables, chiffrées. Une nouvelle bureaucratie managériale impose ses outils. Le comptable devient contrôleur de gestion.
Et voilà comment, le travail humain, avec sa sensorialité, ses muscles, ses efforts cognitifs, son endurance, son honneur, son âme, disparaît au profit d’une grammaire financière : rythme, temps, cadence, flux, tendus si possible, plus de stock, 0 délai, 0 mouvement inutile, 0 surproduction…une entreprise rêvée, virtuelle, sans corps.
LES NOUVELLES ORGANISATIONS DU TRAVAIL
Les nouvelles façons d’organiser le travail, apparues dans les années 80, ont profondément modifié le rapport de chacun d’entre nous à son travail. Aux principes du management scientifique, avec ses méthodes de surveillance, de contrôle et d’encadrement, se sont substitués, de nouveaux de nombreux dispositifs qui, des chaînes de montage aux hôpitaux publics, par divers mécanismes, disciplinarisent les corps et les psychismes engagés dans le travail :
Celui qui s’en sort dans les organisations actuelles du travail n’est pas le plus fort, ni le plus intelligent, mais le plus rapide.
LE DÉNI DU CORPS ET SES CONSÉQUENCES SUR LA SANTÉ
Nos athlètes de la quantité sont atteints à plusieurs niveaux :
L’envahissement et donc les pathologies de surcharge
Progression des horaires atypiques dans les secteurs de la coopération et de la production
Croissance des contraintes de rythme de travail liées à des délais courts à respecter, notamment dans la coopération et les OPA
Amélioration dans le secteur coopératif, aggravation dans le secteur forestier
L’organisme humain a des cycles, des alternances de veille et de sommeil, des pics de production de certaines hormones à certains moments… Si on soumet l’organisme à une intensification des tâches sur un temps trop prolongé, il fabrique des toxines, il doit mobiliser beaucoup de cortisol pour tenir, bref, il est comme en apnée en permanence ! Mais ce corps inoxydable, ou plutôt désiré comme tel, sans maladie, sans émotion, ce « corps machine » que veut l’organisation du travail, n’existe pas. Faire travailler les salariés en éliminant tous les temps qu’on dit « morts » est méconnaître le fonctionnement du corps humain.
Faute d’écouter les spécialistes, les ergonomes, les neurophysiologistes, les cliniciens du travail, on a privilégié une approche dite scientifique et chiffrée du travail : cadence, cycle de production, chronométrage en oubliant d’autres chiffres plus médicaux. Les salariés travaillent donc à leur rendement maximum comme des athlètes de la quantité et présentent rapidement des pathologies de surcharge.
L’expression « Tenir » fait allusion à tout ce qui est convoqué pour parvenir à travailler de cette manière, c’est-à-dire mobiliser au maximum, toute la journée, sa musculature, sa posture, son taux de cortisol, son système cardio-vasculaire…
Sur le versant cognitif, on est dans une telle accélération des tâches, dans une telle instantanéité d’exécution, que le cerveau doit traiter une masse phénoménale d’informations. Les emails, les appels, les textos, les notifications et toutes les sollicitations et demandes qu’elles charrient ont fait exploser notre « charge mentale », au travail comme dans la vie privée.
Or le cerveau ne fonctionne pas comme un ordinateur, il a une certaine quantité de mémoire et de capacités d’analyses et au-delà, il rame. C’est pourquoi on observe d’abord des troubles cognitifs, des troubles de concentration, de mémoire, de logique… Tous les salariés nous disent rentrer chez eux avec le sentiment de ne pas être à jour, donc de ne pas avoir su finir leur travail : bien travailler, terminer les tâches demandées…
Le salarié reprend son travail le lendemain matin avec ses troubles cognitifs, mais aussi le sentiment de faute prescrite parce qu’il ne peut se permettre de remettre en cause l’organisation du travail et les objectifs demandés. Faute de temps, de moyens et d’effectifs, le salarié a le sentiment de ne pas bien faire son travail. Les conditions d’accomplissement de soi au travail sont alors compromises.
Vient ensuite l’épuisement physique et moral. Ces « athlètes de la quantité » font des surmenages, des syndromes d’épuisement professionnels s’actualisant sous des formes diverses dont la terminologie du burn out ne rend pas compte suffisamment finement, au risque de devenir comme le HM, un nouveau concept poubelle : on peut ne pas arriver à mettre le pied à terre un matin, ou bien faire un AVC, ou trouver la fenêtre derrière le bureau du N+ 1 bien tentante, ou exploser en sanglots dans une réunion, …
Des études américaines menées par des cardiologues ont précisément repéré trois critères annonçant un accident cardio-vasculaire sur les personnes ayant survécu : un travail de plus de 70 heures par semaine, le sentiment d’impasse, c’est-à-dire le sentiment qu’on ne peut se sortir de cette situation, et le changement de tâche une vingtaine de minutes avant l’accident. Ce n’est pas tant une fragilité génétique ou des antécédents que l’on a mis au jour, mais ces trois critères organisationnels.
Au-delà des incidents sur le corps, il y a des incidents sur le comportement des salariés. A force d’être dans cet état d’urgence absolue, permanente, de multiplier les tâches, les salariés ont le sentiment d’être le dos au mur et se montrent agressifs, irritables… y compris dans la sphère privée. Il s’agit d’ailleurs d’un motif de consultation. Les femmes en particulier viennent consulter quand elles ne supportent plus leurs enfants ou commencent à les maltraiter. Elles sont épuisées et ne supportent plus d’être réveillées la nuit quand les enfants font parfois des cauchemars.
On voit aussi l’apparition de la violence : violence entre le salarié et l’usager (l’infirmière vis-à-vis de son patient, le vendeur vis-à-vis de son client, mais aussi les usagers qui ne font part d’aucune reconnaissance et peuvent se montrer violents), violence des salariés entre eux car ils manquent de temps et de moyens pour régler les problèmes (faire payer à quelqu’un son congé maladie à son retour parce qu’il a occasionné encore plus de travail par exemple). Cela déclenche une agressivité profonde dans le collectif de travail qui peut se répercuter contre l’outil de travail. Cela déclenche aussi tous ces comportements managériaux maltraitants qui se répercutent en chaîne jusqu’aux subordonnés.
Travailler à une telle vitesse a comme premier effet -voulu- d’empêcher de penser. L’aliénation du fonctionnement mental : L’organisation scientifique du travail n’autorise aucune évasion mentale, le travailleur est victime de paralysie de sa pensée même en dehors de son lieu de travail, ce qui contribue en effet à renforcer l’assujettissement du corps. Quand vous travaillez ainsi, vous ne pouvez plus faire un pas de côté pour réfléchir à votre travail. Et si on ne pense plus, il n’est plus possible d’organiser de collectif de riposte et d’imaginer une meilleure manière de travailler.
Les mécanismes de défense déployés contre cette accélération de soi sont malheureusement propices à la productivité. L’agressivité et la frustration réactionnelle sont réprimées par peur et culpabilité et retournées contre soi dans l’effort que le sujet fait pour se discipliner. La tension nerveuse est rapatriée dans l’accélération du rythme.
Si la vitalité de l’Homme au travail se trouve aujourd’hui sollicitée au moyen d’artifices pharmacologique et idéologiques, ses principes reposent sur la négation du corps et de sa vulnérabilité.
Dernier dégât, le plus grave : un travail en mode dégradé
Quand on demande à des travailleurs de faire plus vite, avec moins de moyens et d’effectifs, ils ne peuvent pas bien travailler. Il faut mentir aux clients, faire des promesses au public tout en sachant très bien qu’on ne pourra pas les tenir, le mensonge est en quelque sorte organisé, avec quelquefois, par peur de perdre son travail, la collaboration de tous. (VW)
Alors le travail, au lieu d’être une occasion de se découvrir soi même, est une occasion de se découvrir comme lâche, de faire ce que je trouve moralement répréhensible, mais en plus de faire un travail de mauvaise qualité, qui me renvoie de moi-même une image désastreuse et déplorable. Quand on demande au salarié de travailler mal, sur des instruments, des installations dans lesquelles on a de moins en moins confiance, commence alors un travail de sape de la subjectivité, de la personnalité ; loin de se découvrir soi même et de se révéler à soi même, ce que l’on fait comme expérience du travail est une érosion progressive de la personnalité, de l’image de soi, de l’estime de soi, référée aux valeurs du travail bien fait, de l’implication par mon travail d’autrui.
Car quand je travaille, j’implique mes collègues, les chefs, la qualité de mon travail engage l’autre. Le travail n’est pas qu’un rapport de soi à soi mais aussi un rapport à autrui. Si on bâcle son travail à l’hôpital, c’est le patient qui va prendre, mais aussi mon chef de service, l’administration de l’hôpital,
LA SEULE ISSUE : LA RECONNAISSANCE DU TRAVAIL
En échange de leurs efforts, des risques qu’ils prennent, de l’intelligence qu’ils mettent en œuvre, de la souffrance qu’implique la confrontation à l’organisation du travail et aux rapports sociaux de travail, les salariés attendent essentiellement une reconnaissance. Ce que les gens attendent par-dessus tout, c’est une rétribution morale, une dimension morale et symbolique, qu’on reconnaisse la qualité de leur travail, la qualité de leur contribution. Cette reconnaissance passe éventuellement par des primes, des avancements, des salaires mais l’impact psychologique est fondamentalement lié à la dimension symbolique.
La reconnaissance de la qualité du travail accompli est LA réponse aux attentes subjectives quant à l’accomplissement de soi. Alors, les doutes, les difficultés, la fatigue s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres.
La reconnaissance du travail suppose de nombreuses conditions :
- Que le travail réel soit visible par la hiérarchie, la direction, l’usager, les collègues. Ce n‘est jamais le cas, vous l’avez compris puisque l’organisation du travail ne veut rien savoir de ce que nous rajoutons à la prescription et que nous travaillons par corps.
- Que ce travail soit évalué, jugé non pas sur des critères financiers ou d’objectifs de rentabilité à atteindre, non pas sur des caractéristiques personnelles, des « savoir-être », une aptitude à la soumission, des qualifications ou savoirs théoriques, le respect formel des procédures et des normes, mais bien sur son utilité au regard du but du travail.
- Que ce travail soit jugé, évalué par les pairs, les collègues au regard des valeurs d’une profession ?
Comment décliner la Reconnaissance alors que l’organisation du travail pense que le travailleur n’a rien à dire sur son travail ?
Comment décliner la reconnaissance lorsque les normes de qualité sont celles du marché et plus celles des règles de métier ?
Quand on demande à des travailleurs de faire plus vite, avec moins de moyens et d’effectifs, donc de ne pas travailler bien, ils répondent : « mais ça ne va pas, il faudrait faire comme ci, faire comme ça, », on leur répond, « toi on ne t’a pas demandé de penser, exécute, tu fais ce qu’on te dit, ce qui compte c’est que tu sois obéissant, que tu fasses comme on te dit ». Il faut mentir aux clients, faire des promesses au public tout en sachant très bien qu’on ne pourra pas les tenir, le mensonge est en quelque sorte organisé, avec quelquefois, par peur de perdre son travail, la collaboration de tous.
Alors le travail, au lieu d’être une occasion de se découvrir soi même, est une occasion de se découvrir comme lâche, de faire ce que je trouve moralement répréhensible, mais en plus de faire un travail de mauvaise qualité, qui me renvoie de moi-même une image désastreuse et déplorable. Quand on demande au salarié de travailler mal, sur des instruments, des installations dans lesquelles on a de moins en moins confiance, commence alors un travail de sape de la subjectivité, de la personnalité; loin de se découvrir soi même et de se révéler à soi même, ce que l’on fait comme expérience du travail devient une érosion progressive de la personnalité, de l’image de soi, de l’estime de soi, référée aux valeurs du travail bien fait, de l’implication par mon travail d’autrui, car quand je travaille, j’implique mes collègues, les chefs, mes subordonnées, les sous-traitants, la population.
Le travail n’est pas qu’un rapport de soi à soi mais aussi un rapport à autrui. On engage autrui par son propre travail de telle sorte qu’évidemment si on bâcle son travail, c’est le patient qui va prendre, mais aussi mon chef de service, l’administration de l’hôpital,
Dans un contexte de crise, de chômage endémique, la précarisation du salarié à été méthodiquement introduite : Contrats précaires, cdd, temps partiel, intérim, casse des collectifs, de la solidarité. La précarité a neutralisé la mobilisation collective, généré le silence et le chacun pour soi. La peur de perdre son emploi a induit des conduites de domination ou de soumission. Force est de constater que la manipulation délibérée de la menace, du chantage, le harcèlement sont désormais érigés en méthode de management pour pousser à l’erreur et permettre le licenciement pour faute ou déstabiliser et pousser à la démission. Certains se plaignent d’un harcèlement que quelques mois plus tôt ils ont vu exercer sur autrui sans intervenir ou bien pire pour garder leur place, en apportant leur témoignage à charge.
Le travail devient le lieu d’apprentissage de la solitude et des coups bas. Le travail n’est plus une promesse d’accomplissement, d’apprentissage de la coopération, lieu de solidarité, d’entraide. Il devient le lieu de l’apprentissage des pires usages, de l’instrumentalisation et de l’utilisation stratégique d’autrui.
L’aliénation du travail, c’est quand le travail se retourne contre l’Homme. C’est-à-dire quand les organisations du travail se retournent contre la culture, contre la perspective d’honorer la vie ensemble sous la forme de la civilisation, résultat du travail des femmes et des hommes. Si le travail devient un produit, produit à consommer, il devient aussi un produit jetable.
Il n’y a pas de neutralité du travail, quand le travail offre cette occasion incroyable de se transformer soi même, pour sortir de l’expérience du travail, finalement plus intelligent qu’on ne l’était avant.