C’est parce que les modèles managériaux actuels ne laissent pas aux salariés la possibilité de respirer librement que ces derniers ne rêvent que de prendre la poudre d’escampette. Eva Kristensen, coach, propose de leur redonner du souffle en réinventant les codes de l’entreprise.
Par Eva K. Rebane-Kristensen, spécialiste des grandes dépendances, du débriefing psychologique et de la respiration consciente. En plus d’un passé de professeure d’arts dramatiques et de coach sportive auprès de nageurs et de sauveteurs en mer, elle est spécialisée dans l’accompagnement psycho-professionnel des dirigeants vers leur libération et celle de l’entreprise.
Changer d’univers est inscrit dans notre ADN depuis que, humbles fœtus, nous avons nous-mêmes libéré l’hormone qui a déclenché la tempête de notre tout premier changement, irrévocable et libérateur, à savoir notre naissance. Lorsque son univers devient trop étroit, le place dans la dépendance totale de son environnement sans lui offrir la possibilité de déployer son potentiel, que fait naturellement le petit humain ? Il donne le signal du départ, définitif et sans retour possible. L’entreprise, peu importe sa taille, est souvent vécue comme un univers clos, un contenant censé répondre à nos besoins de survie mais aussi à nos besoins psychiques, affectifs et moraux. Mais, comme pour le fœtus, ce contenant ne nous laisse pas la possibilité de respirer librement, de façon autonome. Au sein de cette entreprise-matrice, nous ne sommes nullement responsables. Et nous sommes, par là-même, privés de sens.
Quel est le réflexe des salariés stressés, mal-aimés et en apnée chronique, qui ne trouvent pas dans l’entreprise-matrice de réponses à leurs besoins fondamentaux ? La quitter pour aller chercher de l’air ailleurs, au mieux par choix, au pire pour éviter une dépression ou pour survivre à un burn-out. Mais l’entreprise n’est pas un utérus-matrice, ni une famille avec des salariés-enfants et des dirigeants-parents. Il n’est plus possible aujourd’hui de penser au conditionnel le changement des organisations. Qu’on le veuille ou non, la santé publique est en jeu : les chiffres des effets dévastateurs du stress, des dépressions et des burn-out le prouvent, sans parler de la responsabilité sociétale des entreprises. Les risques psycho-sociaux ne sont plus des risques, ils sont devenus des faits.
Démantèlement de la pyramide
Il ne suffit pas de dissimuler un modèle d’organisation du travail hiérarchique et infantilisant derrière quelques palmiers, des salles zen, du collaboratif, du participatif ou des appels au marché lucratif du bien-être. Les palmiers, le yoga ou la méditation, positifs en eux-mêmes, ne changeront pas la pression écrasante de la domination et du contrôle par les résultats. Plus que de bien-être, il s’agit aujourd’hui de bien-vivre, et non seulement de survivre. C’est sans doute là l’origine de ce désir de changement qui se fait jour dans nos sociétés. Si tout le monde ne rêve aujourd’hui que de « vivre autrement », n’est-ce pas la conséquence de l’essoufflement de ce modèle managérial ? Malheureusement, quitter l’entreprise où l’on étouffe ne change pas le fond du problème. Surtout si c’est pour retrouver une autre entreprise qui fonctionne de la même façon, pyramidale et contraignante.
Le seul véritable changement passe par l’état d’esprit de ses dirigeants. Heureusement, ils sont de plus en plus nombreux à engager un processus de démantèlement de la pyramide, si l’on observe l’augmentation constante du nombre des entreprises libérées. Dans cette vision, l’entreprise devient l’affaire de tout le monde. L’égalité intrinsèque entre les individus est respectée. La libération de l’organisation du travail, jusque-là dirigée et contrôlée par le haut, se traduit par l’autonomie grandissante des équipes et la responsabilisation graduelle de toutes et tous pour le bien-vivre de l’entreprise. On voit aujourd’hui émerger ce modèle de « leadership sans ego », titre du dernier ouvrage du professeur Isaac Getz, dans lequel les leaders au service des salariés remplacent les managers traditionnels et où la vie de chaque salarié a la même importance que celle de l’entreprise.
Retour de la confiance
Mais changer le règne de la domination par la peur dans les entreprises n’est pas si simple, car il existe une peur plus grande encore en nous que celle de l’autorité et de la contrainte : la peur de la liberté, une peur archaïque tapie dans nos tréfonds. Pourquoi nous soumettons-nous à l’autorité même abusive ? Pourquoi nous conformons-nous, quitte à perdre notre individualité ? Pourquoi acceptons-nous de réduire l’autre ou nous-même par des moyens destructifs plus ou moins violents ? Parce que, selon le sociologue et psychanalyste Erich Fromm, la plus grande peur humaine reste celle de la solitude. Plutôt se soumettre, se conformer voire s’autodétruire que se retrouver seul, isolé, sans appartenance ! Si liberté, autonomie ou responsabilité riment avec solitude et isolement, il est dans la logique de survie de les éviter ou de les refuser. Tant pis si l’on ne vit pas : au moins on n’est pas seul ou exclu.
Pour lutter contre la peur, il faut lui substituer son contraire, la confiance, et replacer cette dernière au cœur de l’entreprise. C’est le tout premier travail personnel, incontournable, des dirigeants futurs leaders libérateurs : admettre que l’individu est bon, et donc digne de confiance. Ils doivent pour cela se départir de leurs propres peurs, se montrer humbles, accepter leurs propres limites. A partir du moment où les dirigeants identifient leurs propres craintes enfouies derrière celle de lâcher le contrôle, la peur prend sens. Elle est maîtrisée, à défaut de disparaître. Commence alors une autre histoire. Car, ce qui distingue la philosophie de l’entreprise libérée d’autres approches, modèles et méthodes actuels, c’est la présence de l’amour, « puissance qui inspire sans écraser », au sein même du modèle entrepreneurial. Aimer authentiquement l’entreprise, ce que l’on y fait, les clients, les autres et surtout soi-même, est une évidence dans ces entreprises.
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