Mort de Gaëtan Mootoo : le rapport d’enquête pointe « des défaillances » au sein d’Amnesty

Suicide Au Travail

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Le spécialiste de l’Afrique de l’Ouest de l’ONG, qui s’est suicidé dans la nuit du 25 au 26 mai, souffrait d’un isolement grandissant au travail.

Parmi les militants de la démocratie et des droits de l’homme en Afrique, Gaëtan Mootoo était de la caste des seigneurs. Il ne se contentait pas de discours et de plaidoyers, mais il enquêtait avec tact et rigueur. Depuis qu’il a rejoint Amnesty International en 1986, suite à une annonce parue dans Le Monde, ce chercheur mauricien n’a cessé d’enchaîner les « missions » sur des terrains souvent difficiles avec une opiniâtreté masquée par sa douceur et son élégance. Patiemment, le gentleman adorateur de William Shakespeare écoutait avec une empathie singulière les acteurs et témoins des crises, rassemblait des preuves, analysait des scènes de crimes et d’exactions, des charniers et des fosses communes. Ses rapports étaient précis, renseignés, implacables.

Mais voilà, ces derniers temps, il les accouchait dans la douleur, se sentant isolé voire méprisé au sein de son organisation, dépourvu du peu de matériel nécessaire et sous pression d’une hiérarchie obsédée par la productivité. Pas de quoi, néanmoins, freiner ses recherches au long cours et approfondies en Afrique de l’Ouest, la région qu’il aimait et connaissait si bien.

« Ne m’attends pas pour dîner »

En mai 2018, Gaëtan Mootoo, 65 ans, devait partir en mission au Mali puis en Côte d’Ivoire à la fin du mois suivant. Dans la nuit du 25 au 26 mai, il tarde à quitter son bureau du deuxième étage d’Amnesty International France. « Ne m’attends pas pour dîner », indique-t-il d’une voix paisible à son épouse qui l’appelle au téléphone. Avant de disparaître. Le chercheur s’est donné la mort. L’Afrique de l’Ouest perd son plus brillant enquêteur et défenseur des droits de l’homme.

« C’est un acte politique, il nous a donné sa mort pour que les choses changent », veut croire l’un de ses anciens collègues dont le témoignage est retranscrit dans le rapport interne du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d’Amnesty International France. Dans ce document daté du 1er octobre 2018, cité par The Guardian, Mediapart et The Times, on découvre l’envers du décor d’une ONG qui a fait sa mue pour mieux s’adapter à une réalité concurrentielle, quitte à nuire à ses chercheurs les plus exigeants.

Comme certaines des grandes organisations de défense des droits de l’homme, le fonctionnement d’Amnesty International a évolué pour s’apparenter à celui d’une multinationale obsédée par le rendement et la communication. Les rapports d’enquête doivent désormais être réalisés dans des délais plus brefs, être attrayants et moins nuancés, puis diffusés à la presse comme un produit marketing, pour exister, s’imposer face aux rivaux, occuper l’espace médiatique pour espérer avoir plus de financements des bailleurs de fonds. Les intellectuels comme M. Mootoo n’ont plus forcément leur place dans un tel système.

Détérioration des conditions de recherche

« C’est devenu une culture du chiffre. Sur les dons, le nombre de membres, on vend Amnesty International en permanence. Pour Gaëtan Mootoo, c’était le pire qui pouvait arriver », confie un employé de l’ONG. « D’une manière générale, la stratégie d’Amnesty faisait une plus grande place à la communication extérieure et au faire savoir », peut-on lire dans le rapport du CHSCT. Le plus souvent au détriment du temps long nécessaire à la recherche dans des contextes de crises et de vérités concomitantes.

« Le travail d’Amnesty s’articule depuis sa création autour de trois piliers : enquêter, alerter et agir. Mais nous devons aussi nous adapter aux nouvelles formes de communication qui se sont développées ces dernières années. Nous parlons d’une nécessaire réactivité plutôt que de productivité, nuance Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France qui ne cache pas son admiration pour M. Mootoo. Les rapports d’enquête nécessitent un temps plus conséquent pour bien travailler. Nous en publions en moyenne deux par mois. C’est beaucoup, peut-être trop. Ce qui est sûr, c’est que la rigueur du travail de recherche n’est jamais contestée, et c’est l’une de nos forces.

Selon le rapport interne, la détérioration des conditions de recherche s’est accélérée avec le projet de réorganisation globale des bureaux d’Amnesty International, validé en 2010. Le programme Afrique, basé à Londres, devait être bouleversé et l’antenne parisienne où officiait M. Mootoo amenée à disparaître au profit de bureaux locaux, « au plus près du terrain », établis à Dakar notamment. Ceux qui osent protester sont simplement priés de partir, incités à la démission.

Gaëtan Mootoo se montre très critique à l’égard du projet qui, selon lui, « fait perdre sa matière grise » à Amnesty. « Il n’était pas favorable à ce qu’il considérait comme une augmentation des budgets allouée à des campagnes plus rapides et plus agressives, aux dépens d’une recherche plus approfondie », précise l’avocat britannique James Laddie. Ce dernier est l’auteur d’un rapport indépendant commandité par l’organisation qui l’a rendu public le 19 novembre.

« L’Africain d’Amnesty » s’use en silence

Le brillant sexagénaire qui a consacré une partie de sa vie à Amnesty International et à l’Afrique de l’Ouest s’est peu à peu retrouvé moqué par des jeunes « managers » ambitieux pour qui la défense des droits de l’homme est un business comme un autre et l’Afrique un marché sûr, générateur de crises. Le voilà taxé d’être « de la vieille école » ou « un mec qui est en fin de route », lui qui prenait soin de retourner sur place lire ses rapports aux victimes.

« Son éthique était, à un moment, l’éthique d’Amnesty International dont la vocation de défense des droits de l’homme a été malmenée par la direction », constate aujourd’hui Robin Mootoo, son fils âgé de 30 ans. « Il ne se plaignait jamais et ne parlait que des gens qu’il aimait, se souvient son épouse, Martyne Perrot. On découvre, avec ces rapports, des pratiques qui s’apparentaient vraiment à du harcèlement et que des chercheurs souffrent. »

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