Double homicide suivi d’un suicide d’une même famille d’agriculteurs dans la Creuse, suicide d’un maire agriculteur dans le département du Rhône, scandale lié à des déclarations politiques ironisant sur la corde avec laquelle un paysan avait mis fin à ses jours… En ce début d’année 2021, l’actualité médiatique ne cesse de témoigner de situations de détresse dans le monde agricole.
La surreprésentation du suicide dans ce secteur était d’ailleurs l’objet du rapport Damaisin remis au ministre de l’Agriculture le 2 décembre 2020. Il fait état de 372 suicides d’exploitants agricoles pour la seule année 2015. Cela concerne particulièrement des hommes de plus de 45 ans, travaillant dans les exploitations d’élevage consacrées à la viande bovine, un métier souvent exercé par nécessité et non par choix.
Aujourd’hui au nombre de 440 000, les exploitations agricoles sont 4 fois moins nombreuses qu’il y a 40 ans. Le monde paysan a connu de profonds bouleversements sur la même période et, prisonnier de multiples paradoxes, l’exploitant a de plus en plus de difficultés à exercer son métier pour différentes raisons.
Comment expliquer cette surreprésentation des agriculteurs dans les statistiques du suicide ? À partir d’une revue de littérature, de témoignages présents sur le web, et d’échanges réalisés en juin 2020 avec une psychologue animatrice de groupes de paroles dans une mutualité santé agricole, nous avons produit une synthèse des composantes de ce mal-être structurel qui dure depuis plus de 50 ans.
Souffrance et dépendance
Il ressort d’abord de notre analyse qu’il existe chez les agriculteurs un sentiment de ne pas maîtriser son propre destin, verrouillé par un marché agricole faussé par des aides publiques. L’un d’entre eux confiait à la psychologue en juin 2020 :
« Je souhaite disparaître. Ça pourra mettre fin aux problèmes. »
Le développement du secteur s’est adossé à la mise en place d’un marché commun agricole avec la politique agricole commune (ou PAC). Cette entrée de l’agriculture dans une économie d’échanges, où il faut amortir et rentabiliser les machines, requiert très souvent d’agrandir la surface de l’exploitation. Cela engendre endettement et modification des conditions de travail.
Les directives européennes en référence à la PAC soutiennent, certes, l’ensemble des filières agricoles et orientent les aides en faveur de la performance à la fois économique, environnementale et sociale des territoires ruraux. Cette programmation se fonde sur un budget important.
Cela rend néanmoins les agriculteurs de plus en plus dépendants des instances européennes. Dans ce contexte, les processus de précarité et de marginalisation s’installent et cela engendre des inégalités de revenus, de niveaux de vie, de statuts, de fiscalité ou bien encore de conditions de travail. La sécurité sociale des agriculteurs, la santé économique de l’exploitation ou de l’entreprise agricole, voire son insolvabilité, reste souvent la principale source de souffrance des agriculteurs selon la Mutualité sociale agricole.
Liasse administrative et épuisement
Les aides ne vont pas d’ailleurs sans contrainte bureaucratique. Il en résulte un sentiment de harcèlement par l’administration, les assurances ou les banques qui apparaissent déconnectées de la réalité de l’activité des principaux intéressés. En juin 2020, la psychologue peut entendre :
« Je ne décroche plus le téléphone. Je ne reçois des appels que de mon banquier. »
Des propos qui font écho à ceux que l’on peut entendre dans les médias :
« On est sans arrêt en train d’être harcelés. Sans arrêt. Et, personne ne nous comprend. Vous pouvez vous faire hospitaliser, personne ne comprendra. » (TF1, mars 2021)
Cela concerne moult procédures : obligation de déclaration, formalisation de dossiers PAC (Politique agricole commune) pour les aides, contrôles à préparer et à subir, mais aussi l’ensemble des normes à respecter dans la réalisation de la production agroalimentaire, la mise en œuvre d’un processus de traçabilité, les réformes sociales à prendre en considération et bien d’autres choses encore.
À cela s’ajoute, un environnement mouvant et en constante évolution pour lequel il est nécessaire de rester en veille. Alors qu’une liasse administrative peut faire basculer l’existence d’une exploitation et de la famille qui lui est liée, un phénomène météorologique pourra agir de même et s’ajouter aux difficultés de prévoyance.
Les agriculteurs et leur famille témoignent également d’un sentiment d’épuisement auprès de la psychologue :
« Je ne dors plus. »
« Mon mari ne se sépare pas de son fusil. Je pleure en cachette. »
Les agriculteurs interrogés dans les médias abondent dans le même sens :
« On ne respire pas. C’est 7 jours sur 7, non-stop. » (TF1, mars 2021)
Un autre témoigne également :
« C’est une spirale qui vous entraîne […] de plus en plus fort, jusqu’au moment où pouf vous tombez, c’est fini. Et aujourd’hui, il y a toujours une fatigue, une hyper sensibilité… » (France 3 Bretagne, juin 2019)
Cet épuisement est en partie lié avec les exigences que requièrent le travail des champs et l’élevage. En effet, d’après l’Insee, les agriculteurs affichent un temps de travail hebdomadaire bien supérieur à celui de l’ensemble des personnes en emploi.
En 2019, pour leur emploi principal, les exploitants agricoles ont déclaré une durée habituelle hebdomadaire de travail de 55 heures en moyenne, contre 37 heures pour l’ensemble des personnes en emploi. Du fait d’un nombre réduit de congés, leur durée annuelle effective excède plus encore celle de l’ensemble des personnes en emploi.
…
Lire la suite, « Isolement social et géographique« , sur le site https://theconversation.com