[Procès France Télécom] Jour 28 – Mise en danger délibérée d’autrui ?

Suicide Au Travail

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L’audience du 21 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Annie Thébaud-Mony, sociologue, Directrice de recherche Inserm, présidente de l’association Henri Pézerat, auteure, entre autres, de La science asservie, La découverte.

La journée d’audience du vendredi 21 mai 2019 (le jour de la fête de la musique !), commence, le matin, par le visionnage du film de Serge Moati « France télécom, chronique d’une crise », que commente la journaliste, Caroline Taix (AFP): « De ce film, on peut retenir des mots de salariés. « J’étais très fière de travailler aux PTT. Mais maintenant, quand on me demande où je travaille, je dis dans une société de téléphonie », dit l’une ; « On a tout donné à France Télécom. Je suis passionnée par mon travail: il n’y a pas que les grands PDG qui se passionnent pour leur boulot, il y a aussi les petites gens avec les petites payes », dit une autre employée, salariée sur le site de Marignane où les effectifs avaient fondu. Serge Moati s’est rendu sur des plateformes téléphoniques, où ont été affectés de nombreux techniciens et même des managers. « J’ai le sourire, aucun problème », dit l’une. Mais son voisin explique « avoir été mis ici » après 33 ans d’expérience. « J’ai honte de ne plus être reconnu dans mon travail », dit-il. Une salariée de Marseille lit la lettre posthume d’un collègue qui s’est suicidé: « il s’est étouffé avec des sacs plastique », dit-elle en pleurant. » Mais elle retient aussi ces expressions d’un manager et d’un médecin du travail sur les objectifs assignés au management : « Si tu veux être un bon manager, il faut forcer à partir », explique un salarié. « La technique était de dégoûter les gens », assure un médecin du travail. »
« Dans le documentaire, poursuit la journaliste, un médecin du travail s’interroge pour savoir dans quelle mesure les dirigeants étaient incompétents ou cyniques ». Didier Lombard, qui avait commandé le film en 2009, se plaint à l’audience : « M. Moati a trahi ma confiance ». Et Olivier Barberot s’indigne : « Ce n’est certainement pas du cynisme. C’est monstrueux de dire ça ! Je trouve scandaleux qu’on puisse imaginer qu’on ait mis en place une politique pour déstabiliser les collaborateurs« . Quant à Louis-Pierre Wenès, l’ex-numéro 2, il ne se remet pas de son départ précipité de France Télécom à l’automne 2009, ce qui lui fait verser des larmes dans le film et à l’une des audiences.

Des collaborateurs ?

Ainsi aucun de ces dirigeants ne voulaient de mal aux « collaborateurs » ! Encore heureux, serait-on tenté de dire… Mais je ne suis même pas convaincue de cela ! Car s’en prendre aux agents fonctionnaires, en décidant de les pousser dehors « par la porte ou par la fenêtre », peut-il se faire sinon de manière délibérée, méthodique, en les poussant au suicide ? Pour moi qui ne suis pas juriste, cela me semble bien relever – au delà même des faits de harcèlement – de la mise en danger délibérée d’autrui.
Le terme choisi par ces messieurs pour désigner les travailleurs de ce qui fut un service public des télécommunications, ne dit rien du travail accompli par ces milliers d’agents de l’État qui avaient investi leur intelligence, leur expérience et leur engagement professionnel dans la mise en relation des personnes par le téléphone. Par la transformation de ce service public en entreprise capitaliste, ces agents de la fonction publique se retrouvent non plus dans une mission de service aux usagers, mais de travailleurs assujettis à l’impératif commercial et financier qui donne un tout autre sens au travail et aux relations de travail elles-mêmes.
Mais revenons aux fondamentaux, selon l’expression d’Alain Supiot, professeur de droit et auteur de la « Critique du Droit du Travail», : « Dans la relation de travail, le travailleur, à la différence de l’employeur, ne risque pas son patrimoine, il risque sa peau »¹. Il me semble qu’il ne faut jamais oublier que l’activité de travail des agents et salariés France Télécom est ce qui a construit les profits et dividendes dont les ex-dirigeants, prévenus à la barre de ce procès, ont bénéficié et/ou qu’ils ont distribué aux actionnaires.
Le terme de « collaborateurs » fait disparaître les personnes en tant que travailleurs et avec eux l’activité de travail, mais aussi l’organisation du travail qui, à France Télécom, devenue Orange, n’a cessé de se transformer, s’intensifier, se désorganiser, et se voir privée du sens qui était le sien, pour ces milliers de salariés qui se « passionnaient pour leur boulot ». Appeler les travailleurs des « collaborateurs » c’est nier l’antagonisme fondamental sur lequel est construite la relation de travail. C’est ce qui a justifié l’adoption de règles strictes inscrites au code du travail, règles ayant pour but de limiter le pouvoir patronal, mais règles néanmoins quotidiennement bafouées en tout impunité par les dirigeants d’entreprise telle que celle-ci, comme l’illustre tout ce que ce procès a déjà révélé.

Lire la suite, « Un nouveau contrat social ? », sur le site http://la-petite-boite-a-outils.org
 
 

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