[Procès France Télécom] Jour 29.1 – Inégalités et rapports de pouvoir au tribunal

30 juin 2019 | Suicide Au Travail

L’audience du 24 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Emmanuel Henry, politologue et sociologue à l’Université Paris-Dauphine, PSL University, CNRS, auteur de Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Presses de Sciences Po, 2017 et « Fabriquer des irresponsables », Sociologie du travail, 61 (2), Avril-Juin 2019.

L’audience du lundi 24 juin est la première avec la nouvelle formation de magistrats de la cour. La présidente annonce en effet qu’une de ses assesseures a dû se retirer et sera dorénavant remplacée par la magistrate supplémentaire. Cette première audience dans cette nouvelle configuration constitue sans doute une forme de test pour ce nouveau collectif qui doit trouver de nouveaux repères et se partager différemment les préparations de dossiers. Les personnes suivant régulièrement le procès me font part que cette audience est marquée par une position un peu plus en retrait de la cour que d’habitude.
Dès le début de l’audience, une première passe d’arme entre avocats a lieu au sujet de pièces complémentaire transmises avec le projet de conclusion par maître Topaloff, avocate de parties civiles. Il faut en effet être sûr que les avocats de la partie adverse aient bien accès à ces nouvelles pièces. Devant l’absence de réponse de leur part, maître Topaloff interroge : « Ça n’a pas l’air de vous intéresser ? ». Réaction interloquée des avocats de la défense dont l’une répond sur le ton qui se veut relever de l’humour : « Chaque chose en son temps ! ». Cet échange révèle, malgré les positions opposées dans ce procès, une certaine proximité entre avocats du fait de l’exercice du même métier ou d’avoir suivi la même formation. Cette première joute permet aussi d’observer la disproportion de moyens entre les victimes et parties civiles et les prévenus. Du côté des prévenus au nombre de 7, une armée compacte d’avocats, plus d’une quinzaine, faisant corps et échangeant régulièrement tout au long de l’audience avec une complicité évidente. Alors qu’en face pour les plusieurs dizaines de victimes et de parties civiles, un nombre d’avocats beaucoup plus limité et paraissant travailler moins collectivement dans l’élaboration de la défense.
L’audience de ce jour poursuit le déroulé chronologique de l’affaire et s’intéresse à quatre suicides et tentatives de suicide ayant eu lieu en janvier-février 2010. Assez régulièrement, les avocats des prévenus feront remarquer au sujet de cette chronologie que le plan NEXT s’est arrêté le 31 décembre 2008 et que par conséquent, la responsabilité de ce plan ne saurait être engagé dans les cas étudiés, comme si une démarche aussi structurante que celle mise au jour durant ce procès pouvait cesser ses effets du jour au lendemain.
La scène judiciaire, si elle est censée permettre à tous de défendre leur point de vue et d’être entendu dans leur demande de justice, ne gomme pas toutes les inégalités en présence. Au contraire, si on y est attentif, on peut voir différentes manifestations de ces rapports de force et de pouvoir et différentes formes d’inégalités entre les différentes catégories d’acteurs impliqués. L’inégalité la plus manifeste et la plus criante tient tout d’abord à l’obligation pour les victimes et les parties civiles de se mettre beaucoup plus à nu que les prévenus qui, restant dans leurs costumes malgré la chaleur caniculaire, sont plus préservés par la procédure.
Un des points de débat importants de cette audience (mais sans doute est-ce le cas de toutes les audiences portant sur l’étude d’individus particuliers) est en effet de savoir ce qui relève d’une fragilité, d’une faiblesse ou d’une maladie individuelle et ce qui relève d’une politique délibérée d’entreprise, de faits de harcèlement, pour reprendre la qualification juridique centrale, sur laquelle nous reviendrons. La première victime à témoigner est dépressive depuis de nombreuses années, la deuxième était diagnostiquée comme bipolaire, tout comme un des salariés ayant mis fin à ses jours. La dernière victime dont il sera question a été confrontée à différents épisodes douloureux dans sa vie personnelle qui ont rejailli sur sa santé psychologique. L’argument des avocats des prévenus est ainsi régulièrement de minimiser le rôle de France Télécom dans ces suicides et ces tentatives de suicide en insistant sur les personnalités des victimes et parfois sur leurs pathologies.
Du côté des avocats des victimes, il est impossible d’occulter les fragilités psychologiques, ni de faire comme si les dimensions personnelles des difficultés éprouvées n’existaient pas. Il est donc nécessaire pour les avocats des victimes et des parties civiles de revenir sur ces dimensions sans perdre de vue que le but du procès est de déterminer le rôle spécifique qu’a pu avoir le management et la politique de gestion du personnel de France Télécom dans le processus ayant mené au suicide ou à la tentative. Ce faisant, ils sont contraints d’exposer des dimensions intimes de leur vie tout en insistant sur les effets délétères des politiques menées par l’entreprise. Le cas de Marc Pelcot est le plus clair à cet égard. Le cas de ce salarié est emblématique d’une politique d’entreprise traitant les salariés comme quantité négligeable. Lors du retour de ce salarié travaillant au marketing après son arrêt maladie, il voit lors d’une réunion que son poste n’apparaît plus dans l’organigramme. Alors qu’il s’interroge, il apprend qu’il est dorénavant affecté à un travail sur une plate-forme téléphonique. Sur ce nouveau poste, il lui sera alors régulièrement reproché de passer trop de temps au téléphone avec les clients (de faire trop bien son travail en quelque sorte !) alors qu’on lui demande de faire uniquement du chiffre et de traiter les appels le plus rapidement possible. Cette absence de considération va aggraver les difficultés psychologiques de ce salarié. Comme il l’indique lui-même dans des propos repris dans l’ordonnance de renvoi : « Si je n’avais pas quitté le marketing, tout ce qui s’est passé dans ma vie personnelle ne serait pas intervenu. J’ai été déstabilisé personnellement en ayant été affecté à la plate-forme « 10.14 ». Pour autant, la raison de ma tentative de suicide ne réside pas dans mes conditions de travail. Je n’ai pas tenté de me suicider parce que j’avais été affecté à la plate-forme. Mais je le répète, si j’étais resté au marketing, rien ne serait arrivé » ¹. Le témoignage de son ex-épouse va dans le même sens : «Je dirais que c’est un tout. FRANCE TELECOM a une part de responsabilité dans la destruction psychologique de Marc, ce qui a eu pour conséquence la dégradation de notre couple et notre divorce. FRANCE TELECOM n’est pas le seul responsable, mais FRANCE TELECOM a toujours été à l’origine des problèmes de Marc »².

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¹ Ordonnance de renvoi, p. 501
² Ordonnance de renvoi, p. 501

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