[Procès France Télécom] Jour 34.1 – Troisième acte

Suicide Au Travail

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L’audience du 2 juillet 2019 du procès France Télécom,vue par Fabienne Hanique, professeure de sociologie clinique à l’ Université Paris Diderot, membre du Laboratoire de Changement Social et Politique, responsable du master 2 Théories et Pratiques de l’intervention Clinique dans les Organisations. Elle est notamment l’auteure de le sens du travail -chronique d’une modernisation au guichet- (Eres, poche 2015) et le capitalisme paradoxant (avec V . de Gaulejac), (Le Seuil, 2016)
Au 34 ème jour d’audience, le procès dit « France Telecom » entre dans son troisième acte : les plaidoiries (en l’occurrence, ici, des représentants des parties civiles) qui déboucheront sur le réquisitoire.
Après avoir accueilli pendant près de deux mois les témoignages parfois étranglés -mais toujours dignes- de salariés rescapés et de familles dévastées, après avoir entendu les dépositions, de syndicalistes et d’ « experts » (médecins du travail, consultants en risques-psycho sociaux, psychologues et sociologues du travail) parfois débordés de l’ampleur de ce qu’ils avaient à analyser, à faire entendre, la barre accueillera désormais les avocats.
A certains égards, la dynamique judiciaire reprend pleinement la main, et retrouve une cadence familière : les acteurs se connaissent et se reconnaissent, maitrisent les codes, savent jouer du système, tel Maitre Jean Veil, avocat de Didier Lombard, qui au fil de la matinée, déambule paisiblement d’un bout à l’autre de la salle, sourire patelin aux lèvres, promenant une discrète et taquine distraction au sein d’un public tendu dans une concentration douloureuse.
L’audience est prévue toute la journée, et verra se succéder 8 plaidoiries d’avocat,
Me Cesbron (Mennechez)
Me Carbon de Ceze (Monsieur et Madame Doublet)
Me Dumas (Rich)
Me Ledoux (Grenoville & FNATH)
Me Alvarez de Selding (CHSCT UIA Paris)
Me Mendes Ribeiro (Bodivit)
Me Charlet Dormoy (Azrul)
Me Berthet (Deschamps)
Me Mazza (Talaouit)
A celles-ci s’ajoute, surprise de dernière minute, le témoignage ultime d’une salariée de France Telecom, tardivement constituée partie civile et venue plaider directement.
La présidente intercale l’intervention en début d’après midi, spécifiant toutefois les conditions : à la différence d’une déposition, une plaidoirie ne peut être interrompue ni questionnée. Il appartient à celui qui la fonde de construire son propos en conséquence, clair et précis, et finalisé par l’expression d’une requête.
Las, la recommandation est précise mais l’art est difficile. Plus encore lorsque Madame P. tient à livrer le résultat de sa patiente et lente reconstitution de faits qui remontent à 1999, soit, près de 8 années avant la période prise en compte par le jugement.
Il n’empêche ; le témoignage en rajoute, encore et encore et dit une fois de plus l’incompréhension devant une organisation qui s’acharne à disqualifier des agents, démobiliser les collectifs, pratiquer des mobilités fonctionnelles et géographiques proprement insensées, et favoriser –à force de violence banalisée- des suggestions telles que ce « tu peux toujours te jeter dans le Rhône ».
« Je me demande s’ils réalisaient comment ils nous parlaient….» s’étonne encore madame P. « Est-ce que c’était euphorique pour eux ? »
Prononçant ces mots, Madame P. cherche alors le regard de Didier Lombard, situé à 2 mètres d’elle, à sa droite.
Pas de chance. Didier Lombard a les yeux baissés : il prend des notes sur un cahier.
Tentant de canaliser l’inépuisable récit des violences institutionnelles, bien réelles dont elle a été l’objet, la présidente tente auprès de madame P. un ultime: « bon, et finalement, vous demandez 20000 euros de compensations ?
euh, quoi ?
vous demandez 20 000 euros ?

c’est ce qui est écrit dans votre document que j’ai sous les yeux. C’est donc ce que vous demandez ? insiste doucement la présidente
euh oui.
mais vous n’avez pas précisé : vous demandez 20 000 euros à chacun des 8 prévenus ou à l’ensemble des prévenus ?
euh oui, je ne sais pas… oui, à l’ensemble»
Au cas où un doute subsisterait, il est ici balayé. L’évidence des uns n’est pas celles des autres. Pour madame P comme pour d’autres avant elle, l‘enjeu est moins de maximiser le préjudice escompté que de témoigner, et tenter de comprendre.

Ajuster le périmètre

Retour aux avocats.
L’énoncé des plaidoiries conduit à rappeler et définir le périmètre de ce qu’il conviendra de juger, et de quelle manière il convient de s’en acquitter.
A ce jeu là, les interventions sont inégales et, disons-le, plus ou moins inspirées :
De la plaidoirie laborieuse et parfois balbutiante – simple conversion d’un témoignage hier brûlant d’authenticité et de vécu de leur « client », en un rappel de faits, aujourd’hui affadi parce que désincarné- , à la plaidoirie inspirée et engagée, d’avocats venus rappeler à la barre, d’une voix claire et précise le caractère historique, politique, déterminant de ce procès.
L’enjeu alors ne se limitera pas à la requête en préjudice d’un client isolé, mais à tenter d’alerter sur les préjudices subis par ces salariés, et au delà, tant d’autres, dans notre société « votre responsabilité dans ce jugement est de sanctionner ce qui se développe comme un cancer, pas seulement à France Telecom, mais également à La Poste, à l’hôpital, dans le ministère Public… » . A bon entendeur….
A cet égard, ces avocats tiennent à prévenir la présidente des pièges dans lesquels il ne lui faudrait pas tomber : une caractérisation restrictive du harcèlement moral, une confusion entre conséquences et procédés (qu’il y ait suicide ou pas, peu importe. C’est la qualification des agissements et donc des procédés qui est important. Nous avons entendu comment les procédés sont répétés à l’envi pour faire plier les agents de France Telecom. Les familles brisées, les suicides, les vies dévastées ne sont que des conséquences de ces actions.), l’invocation des circonstances atténuantes du virage technologique (Il ne vous revient pas d’apprécier la pertinence de la privatisation. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls en Europe et dans le monde a avoir amorcé ce virage, mais nous sommes les seuls à l’avoir fait dans cette violence), l’invocation de l’impératif économique et l’euphémisation du langage (« Certes, Didier Lombard a rappelé non sans fierté et chiffres à l’appui qu’il avait sauvé l’entreprise »… Mais, in fine, il faudra se souvenir que « ce sont bien les larmes et le sang versés par les salariés qui ont donné à France Telecom sa couleur Orange. »)…
Enfin l’une des avocates de conclure avec force, « Il nous faut rendre justice, c’est de notre responsabilité »

Rendre justice : une affaire de société

Il faut rendre justice…
Mais précisément, de quelle justice parle–t-on ?
Me revient alors en mémoire « l’Hermine », film de Christian Vincent, sorti en 2015 (comédie sentimentale présentée parfois comme un « concentré pédagogique d’un procès d’assise »)¹, et plus spécifiquement, du moment précis où le personnage du président de la cour, joué par Fabrice Lucchini, recadre les jurés, lesquels réunis dans la salle de pause, s’échinent à faire la lumière sur l’affaire, à s’accorder sur les coupables. « Attendez. il faut se souvenir de ce à quoi sert la justice  » tempère alors fermement le président. «  Le but ultime de la justice, ce n’est pas de faire éclater la vérité, de savoir qui a fait quoi, ou de trouver les coupables. Le but ultime, c’est de réaffirmer les principes de la loi.
Et rappeler à chacun ce qui est permis et pas permis.
Et punir en conséquence. »
Dans cette perspective, il est difficile d’oublier que le procès France Telecom n’est pas un procès où il s’agit de trouver précisément qui a fait quoi et comment (la tâche serait d’ailleurs immense, presque inconcevable tant le brouillard du « système » est épais)
Ce n’est pas non plus –comme j’ai pu l’entendre, lors d’une pause, dans les toilettes des femmes- un « procès idéologique  de classe » ou la « revanche contre les patrons »-, mais un procès qui interroge le politique, et permet de clarifier les principes d’une loi, qu’il conviendra ici d’adapter à la réalité de la situation crée, et de s’accorder « ce qui est permis et pas permis », précisément pour faire société.
« comment une personne morale peut prendre le pas sur des vies humaines ? » questionne alors Maitre Berthet
« le prix humain de l’objectif financier –énoncé comme la finalité ultime- n’est jamais abordé » rappelle Maitre Caron, « n’est-il pas temps de se questionner ? »
«il convient finalement de savoir s’il est possible de conduire une réduction drastique du nombre d’employés –contrainte auxquelles beaucoup d’entreprises sont conduites- en institutionnalisant un procédé qui repose sur du harcèlement par des moyens agressifs »
poursuit Maitre Mazza
A chacune de ces questions, les avocats semblent tourner légèrement la tête vers les prévenus, comme pour chercher le regard.
Pas de chance. Didier Lombard et ses voisins ont les yeux baissés : ils prennent des notes sur un cahier.
Au fil des plaidoiries, et tout au long de la journée, il est rappelé comme pour enfoncer le clou de l’incompréhension morale, le particularisme de France Telecom : une entreprise attachée à l’histoire française, faisant partie de chaque famille, dans laquelle les salariés étaient fiers, profondément fidèles, attachés aux valeurs de l’entreprise.
A maintes reprises, il est également rappelé la désolation exprimée par les salariés de France Telecom portés partie civile …  « je ne comprends pas comment on en est arrivés à ce gâchis ». « On aurait pu faire autrement » ; et en particulier ce regret de Monsieur Rich « je suis convaincu qu’un dialogue respectueux de part et d’autres aurait amené des réponses concrètes », Pour qui connaît l’histoire de France Telecom, cette affliction prend tout sons sens.
Dès la fin des années 60, cette institution, alors désignée sous le nom de PTT, se résume à une longue série de changements. Au début des années 2000, qui lit ou entend le récit de la trajectoire professionnelle d’un agent de France Telecom en fin de carrière est d’ailleurs immédiatement précipité dans un concentré de l’histoire nationale de l’industrie et des techniques : du « 22 à Asnières » de la province profonde et endormie, à l’explosion des multimédias et du numérique, que de chemin parcouru, par ceux-là même dont l’immobilisme a si souvent été moqué et la « résistance au changement » (Crozier, 1963), si régulièrement vilipendée  (au procès encore !) !
Conduire la survie et le développement de l’institution, réagir à la contingence externe, « rentrer dans son siècle« , renoncer à son archaïsme, réformer les structures d’organisation et les méthodes de travail, changer de culture et de “mentalité« , changer parce que la croissance l’exigeait, changer pour rendre possible la poursuite de la croissance… autant d’injonctions et d’orientations prônées par les directions qui se sont succédé entre la fin des années 60 et le début des années 2000. Des « batailles » menées par des agents qui avaient vécu les transformations en continuité avec l’identité de l’organisation et avec leur propre identité. A cette époque, ni le statut ni le monopole ni la mission de service public n’avaient été remis en cause. Le cadre statutaire et idéologique étant maintenu, la sécurité assurée, il était donc possible pour ces agents le plus souvent « nés » professionnellement aux PTT ou à France Telecom et n’ayant connu aucun autre univers professionnel d’aborder les changements, même importants, sans inquiétude ni déséquilibre majeurs. L’adhésion au changement correspondait à la volonté de se maintenir en vie sans discontinuité, sans renoncements, en restant égal à soi même, à ses engagements, ses convictions mais aussi ses équilibres sociaux et psychologiques. Il s’agissait alors de devenir “mieux”, “plus”, sans remettre en cause ni les fondements intellectuels ou idéologiques de son appartenance à l’entreprise, ni les bases du lien social sur lequel étaient basées la coopération et la performance.

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