L’audience du 8 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Sylvain Creuzevault, auteur, metteur en scène et comédien . Depuis 2016, il est installé à Eymoutiers, en Haute-Vienne, où il transforme d’anciens abattoirs en lieu de théâtre avec le groupe Ajedtes Erod. Parmi ses dernières pièces Angelus Novus AntiFaust en 2016 au théâtre de la Colline, Banquet Capital en 2018, et Les Démons, Odéon-Théatre de l’Europe, Ateliers Berthier en 2018.
Bon, ils sont innocents, c’est très clair. Ce dont ils sont présumés ; je leur laisse d’ailleurs puisque c’est au fond la meilleure condition pour qu’ils soient déclarés bien coupables ensuite ; pour le moment, ils sont accusés, et l’heure est venue : ils se défendent. C’est qu’on est au Pénal voyez-vous, pas aux Prud’hommes, comme nous le rappelle le deuxième avocat de la journée, qui s’occupe des intérêts de Mme Nathalie Boulanger, et qui est très content de lui. Vous avez déjà remarqué la satisfaction qui se dessine sur le visage d’un homme qui vient, selon lui, de bien parler ? Et vous avez déjà remarqué ce petit détail : l’homme sait que ça se voit, et il veut un peu le cacher, son orgueil. C’est universel. Mais là, il ne peut pas, Maître Alexis Gublin, c’est une des satisfactions humaines dont on ne parvient jamais à effacer complètement les traces…
Il fait un peu moins chaud aujourd’hui et les 8 prévenus de France Télécom n’ont toujours rien fait. C’est ce qu’il faut retenir du lundi 8 juillet 2019 et du début des plaidoiries de la défense. Le matin, c’est l’avocat de l’Entreprise qui s’y colle, c’est un festival d’indifférence. L’après-midi deux défenses, celles de Nathalie Boulanger et de Brigitte Dumont, accusées de complicité de harcèlement moral. On demande la relaxe pour les présumées innocentes accusées de complicité.
Un palais de justice, ce n’est pas une bibliothèque nationale. Mais comme elle, il a son paysage de bruits et de sons : un bruissement permanent, sculpté à partir du silence souverain d’une institution sûre d’elle-même. Dans la salle d’audience, de petits bruits permanents accompagnent le fait du tribunal : bouchons de bouteille en plastique, cliquetis fréquents des deux portes de la salle d’audience, fermetures éclairs des trousses et des sacs à dos, coups des boucles de fer des sacs à main sur les bancs, bruits des bouches, bâillements, éventails, feuille volante, petites toux, reniflements (crise de climatisation), pianotements sur le clavier des ordinateurs, chewing-gum mâchouillés, barbes caressées, triturées parfois, tapotements de doigts sur les meubles (longs bancs blancs à dossiers) ; et évidemment, chuchotements incessants… C’est une symphonie de petits bruits tolérés dans ces lieux où, contrairement au théâtre, les spectateurs ont permission de manifester aucune émotion, aucune réaction, de faire aucun commentaire… L’exercice de la justice s’apprécie en silence, et le paysage sonore maximum émane d’un orchestre fait des petits bruits inévitables de la vie quotidienne.
J’ai évidemment envie de gueuler dès les premières phrases de Me Claudia Chemarin, avocate de la défense. Mais je comprends, dans les règles de la salle d’audience, que mes réactions doivent trouver une autre manière de s’exprimer puisqu’il leur est interdit de prendre leur forme d’expression habituelle. Par exemple, Me Chemarin dit : « ce n’est pas vrai que l’Entreprise ne prenait pas souci de ses salariés : une fiche stress était dressée pour chaque salarié devant les potentielles perturbations produites par les changements dans l’Entreprise… » Alors moi, illico, je dois trouver une forme tolérée d’expression qui ne soit pas celle qui me vient spontanément : « espèce de connasse, tu sais où tu peux te la foutre ta fiche stress ? » Vous voyez ce genre de trucs… Non, là plutôt, j’opte pour un petit soufflement par torsion de la bouche, et ça entre comme par enchantement dans le déconcert général… Me Chemarin est nulle comme un chèque déchiré, je me demande même comment une entreprise si puissante supporte un tel manque d’énergie. Elle semble complètement indifférente à la cause qu’elle défend. C’est peut-être une tactique. Et au fond, ça marche, puisque je me prends à imaginer que je serais meilleur qu’elle, qu’il ne faut quand même pas 18 ans de cours d’art dramatique pour parvenir à parler correctement en public, et que je te déchirerais tout ça si j’étais à sa place, et même je pense que j’innocenterais facilement cette bande d’incoupables assis au premier rang, les Lombard, les Barberot, les Wenès, les Boulanger, les Chérouvrier, les Dumont, Les Moulin, Les Etc.
Je ne vous ai pas dit, mais la présidente du tribunal se tient au mitard de l’espace, si je puis dire, au centre du dispositif. Comme les avocats plaident de dos, face à la présidente, c’est elle que je regarde pendant que je les écoute. Or, elle est une spectatrice comme une autre, qui essaie de donner la même impression d’attention quelque soit l’avocat qui plaide, et qui naturellement n’y parvient pas. Comme on sait, le harcèlement moral doit être prouvé positivement. Il doit être caractérisé par des actes positifs et volontaires. On nous rappelle cela en préambule, manière de sous entendre qu’il n’y a aucune preuve positive de harcèlement moral dans cette affaire et qu’on le démontrera… Où en était l’Entreprise en 2005 ? Alors là, c’est du petit lait première année de droit ; on est sur « c’est le procès de la mondialisation, de la privatisation, de la sociétisation, de l’individualisation… » L’avocat de Mme Dumont l’après-midi plaide : « est-ce que Brigitte est responsable de la mondialisation ? Non ; C’est une crise de générations, un choc de statuts, une immense mutation des agents vers de nouveaux métiers… Est-ce que Brigitte est responsables des crises ? Non ! » Du petit lait, je vous dis. Encore : « Est-ce que Brigitte est complice du monde comme il va, elle qui a toujours œuvré en prenant en compte l’humain, elle qui a l’humain au cœur ? Non ! » Je jure, c’est dans le texte… « Elle qui a reçu 30 attestations dans lesquelles elle est décrite comme ouverte au dialogue… même un syndicaliste de la CGT a voulu attester du cœur de Brigitte… » s’enivre l’avocat, fier d’avoir trouvé une issue à la lutte des classes… je vous avais prévenu : du lait première année. Il demande la relaxe.
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