Procès France Télécom : "les prévenus étaient au courant des effets pathogènes de leur politique"

Suicide Au Travail

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Les dirigeants de France Télécom ont choisi de mener une politique risquée pour la santé de leurs agents, alors qu’ils auraient pu faire autrement. Puis ils ont délibérément omis d’écouter médecins du travail et syndicats qui les alertaient des effets pathogènes. Voici ce que les avocats des parties civiles ont tenté de démontrer hier. Pour eux, les faits relèvent d’un harcèlement moral systémique.

Bien sûr, ils n’ont pas souhaité ces drames, mais ont, par contre, volontairement refusé de voir les signaux d’alerte concordants qui auraient permis de les stopper. Voilà, en somme, ce qu’ont plaidé les avocats de la partie civile au procès dit France Télécom le 4 juillet. Sept anciens cadres dirigeants et l’entreprise en tant que personne morale comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris depuis le 6 mai. Ils sont poursuivis pour harcèlement moral ou complicité de ce délit.
« Votre tribunal va devoir fustiger ce spectacle donné pendant deux mois du ‘on a rien vu, on a rien entendu' », estime Frédéric Besnoit, avocat de la CFE-CGC et de parties civiles. Il poursuit : « évidemment les prévenus savaient que la réorganisation serait violente, ce n’est pas une surprise. Ils auraient dû anticiper. Au-delà du défaut d’anticipation, ils étaient tous au courant des effets pathogènes de leur politique mais ont choisi de ne rien faire. Ils étaient volontairement sourds et aveugles« .
La politique en question : la suppression de 22 000 postes sans recourir à un plan social, c’est-à-dire, grâce à des départs que la défense qualifie de volontaires, mais que les parties civiles ont tenté de démontrer qu’ils étaient forcés. « Le cynisme est à l’œuvre et le volontariat est un leurre« , slame presque Sylvie Topaloff, avocate de Sud (syndicat qui a porté plainte et donc lancé la procédure du procès) et de plusieurs parties civiles. Évaluation comparée, mobilité forcée, suppression de l’organigramme du service, mise au placard, demande d’autoformation, envoi de mails d’offres d’emploi… les avocats des victimes sont revenus sur les pratiques utilisées pour pousser des agents vers la sortie. Des pratiques à l’origine de la souffrance au travail décrite depuis deux mois entre les murs de la 31ème chambre.

Alertes

Pour les avocats des parties civiles, il s’agissait bien d’une politique générale d’entreprise. « Les comportements managériaux ne sont pas des dérives. On ne dérive pas d’un cap fixé par sa hiérarchie« , martelle Frédéric Besnoit le matin, qui tout au long de sa plaidoirie utilise la métaphore d’un produit qu’on aurait perfusé à tous les échelons de l’entreprise. « Les dérives étaient contenues dans le projet même. Pour que cela marche alors, il eut fallu être extrêmement prudent et à l’écoute« , poursuit, de sa voix si reconnaissable, Sylvie Topaloff l’après-midi.
À l’écoute des représentants du personnel, par exemple. Mais ses observations laissent croire à Jonathan Cadot, avocat de la CFDT et l’Unsa, « que les expertises CHSCT ne sont lues par personne« . À l’écoute des médecins du travail, alors. Mais l’entreprise n’est pas dotée de service de santé au travail digne de ce nom, tente de démontrer Jean-Paul Tessonière, surtout depuis les démissions de médecins qui dénoncent leur impuissance. L’avocat en veut pour preuve la lettre que le Directeur général du travail adresse le 22 décembre 2009 à Didier Lombard pour justifier le rejet d’agrément de service de santé au travail de l’entreprise. À l’écoute des faits, alors, puisque les suicides se sont succedé sur plusieurs années. « Quand il y a un accident du travail sur un chantier, on bloque tout. Ici, un salarié se défenestre un vendredi soir à 18 heures, on envoie un attaché de presse et tout le monde est au travail le lundi matin« , déplore Frédéric Besnoit. Bref, « les alertes n’ont pas manqué« , résume Sylvie Topaloff.

Loi du marché

« Il n’est pas question de dire que les prévenus savaient ce qui se passerait […] Mais pétris des considérations économiques, ils ont oublié l’essentiel« , débute Frédéric Besnoit. Lors de l’instruction et tout au long du procès, les prévenus ont justifié leur politique par la transformation du secteur des télécommunications (qui nécessitait la suppression et l’apparition de nouveaux métiers), la privatisation de l’entreprise, et sa mauvaise santé financière. Les avocats des parties civiles réfutent en bloc ces arguments. Les salariés auraient pu être accompagnés pour faire face sereinement à la mutation du secteur.
L’État est peut-être fautif, par exemple en supprimant le dispositif de retraite anticipée fin 2006, mais France Télécom aurait pu mettre autre chose à la place, tente de démontrer l’avocat Jean-Paul Tessonière. « La privatisation est un élément de contexte mais les faits commis ne sont pas la conséquence de cette privatisation« , défend Jonathan Cadot. Enfin, l’entreprise se portait beaucoup mieux depuis le plan de Thierry Breton appliqué entre 2002 et 2005. « Début 2006, France Télécom n’est plus menacée par le dépôt de bilan« , constate Frédéric Besnoit, qui rappelle que les dividendes ont augmenté sous la direction de Didier Lombard. Et réduits de moitié à l’arrivée de Stéphane Richard en 2010.
On serait alors tenté de trouver un seul responsable à ce que les parties civiles appellent un harcèlement moral institutionnalisé : le capitalisme, et avec lui le fonctionnement des entreprises cotées en bourse obligées de rémunérer gracieusement leurs actionnaires. Ce serait trop simple. « Derrière la loi du marché et les contraintes capitalistiques il y a des hommes qui font des choix qui impliquent directement la vie d’autres hommes« , rappelle Sylvie Topaloff, spécialiste des questions de santé au travail, connue pour son combat pour faire juger les responsables de la catastrophe de l’amiante. « Il n’est pas possible que personne ne soit susceptible de répondre de ce qu’il s’est passé […]. Il faut pouvoir identifier, localiser les responsabilités« , anticipe-t-elle. Sinon, ce serait comme s’en remettre à « une sorte de fureur absurde » au sein des entreprises.

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