Article paru dans le JDD le 24 janvier 2016.
Le 17 décembre, le professeur Jean-Louis Mégnien, cardiologue à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris, s’est défenestré depuis son bureau du 7e étage. Un mois a passé. Un rapport a révélé des failles dans l’organisation hospitalière. Des proches de la victime accusent son ancien chef de service de harcèlement moral et la directrice de l’hôpital d’avoir fermé les yeux. Martin Hirsch a répliqué en dénonçant des « comportements accusatoires faux ». Alors que la veuve du médecin a porté plainte et qu’une enquête préliminaire pour harcèlement moral a été ouverte, le JDD a reconstitué la semaine du drame.
Lundi 14 décembre
Jean-Louis Mégnien, 54 ans, reprend le travail après neuf mois d’arrêt maladie. Cet homme autrefois jovial, décrit comme un fêtard par ses amis le jour de ses obsèques, militant PS, père de cinq enfants, passionné d’informatique et de pilotage d’avion, n’est plus que l’ombre de lui-même. « Méconnaissable », « précipité dans le tourbillon de la dépression », comme l’écrira une consœur et amie. Des couloirs de son hôpital jusqu’au sommet de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), toute la chaîne hiérarchique connaît son affaire. Le poste de chef du service – qu’il briguait – lui a échappé et il s’est brouillé avec Alain Simon, son ancien mentor, celui qui a longtemps occupé le poste de ses rêves, aujourd’hui vacant. Depuis trois ans, il est placardisé, tenu à l’écart de la vie collective et des projets de recherche.
« Dans tous les hôpitaux parisiens, on compte une dizaine de situations aussi difficiles, de blocage humain comme celui-là », soupire Martin Hirsch. Mais ce lundi, aucun responsable ne semble avoir connaissance de ce retour à haut risque. La directrice de Pompidou, Anne Costa, l’ignore tout comme le professeur Gérard Friedlander, doyen de la faculté de médecine Necker-Pompidou. Comme les autres professeurs, Jean-Louis Mégnien ne dépend pas de la médecine du travail de son établissement mais de celle de l’université. Pourtant, c’est la première qui lui donne le feu vert. Malgré le certificat d’aptitude, il est noté dans le dossier : « À revoir dans dix jours. »
Au 7e étage, le bureau de Jean-Louis Mégnien jouxte celui d’Alain Simon, en cumul emploi retraite. Ce lundi, Jean-Louis Mégnien a une surprise désagréable au moment d’ouvrir sa porte : la clé ne fonctionne plus, il lui faut appeler un agent d’entretien. La serrure a été changée durant son absence par une décision du Pr Éric Thervet, chef du département auquel il est rattaché. Ce dernier, proche d’Alain Simon, est le troisième protagoniste du « trio conflictuel », selon les mots du Pr Philippe Ménasché, chercheur et chirurgien cardiaque dans le même établissement.
Aux alentours de 13 heures, Jean-Louis Mégnien se rend dans le bureau de son ami Philippe Halimi, patron du service de radiologie. Là, il retrouve Rachid Zegdi, chirurgien cardiaque, qui s’estime lui aussi « harcelé ». « J’ai vu tout de suite qu’il ne transpirait pas la joie… »
Mardi 15 décembre
Inquiet pour son copain Jean-Louis Mégnien, Philippe Halimi s’arrange pour le voir chaque matin. « Il va lui falloir des années pour se reconstruire », pense-t-il. Un sentiment partagé par Sophie, l’épouse de la victime. Médecin dans l’industrie, cette femme dynamique vient d’accepter un poste à responsabilité à Boston, où elle a emmené ses trois filles cadettes, encore mineures. Les aînés poursuivent leurs études à Paris. « Elle lui a demandé de revoir le psychiatre, ce qu’il a fait. Le médecin ne s’est pas opposé à la reprise du travail », indique Philippe Halimi.
Philippe Ménasché admet que le retour à Pompidou « a dû être terrible » pour Mégnien. « Quand il revient, son pire ennemi Alain Simon est toujours là. C’est comme si rien ne s’était passé. Le poste qu’il aurait pu avoir est toujours vacant. » Il s’en est fallu d’un cheveu que la place soit prise : en novembre, Éric Thervet a proposé au chef des médecins du siège de l’AP-HP, qu’il soit attribué à une autre médecin du service. Alors patron de la commission médicale d’établissement locale (CMEL), c’est-à-dire chef des médecins, Philippe Ménasché n’a pas compris qu’une telle nomination signifiait la mise à l’écart définitive du cardiologue. « Je n’ai pas percuté : Mégnien, en arrêt maladie, était sorti de mon radar. »
Mercredi 16 décembre
À l’ère du numérique, neuf mois, c’est une éternité, tout se périme si vite… Ce matin, Jean-Louis Mégnien confie à Philippe Halimi qu’il a du mal à maîtriser la nouvelle version de DX Care, un logiciel médical dédié à la gestion des dossiers des patients. Ce dernier n’est pas dupe du stress qui gagne le cardiologue : ce mercredi, Éric Thervet est élu président de la CMEL. Son supérieur est désormais le représentant des médecins de tout l’hôpital, l’interlocuteur clé de la directrice.
Jeudi 17 décembre
Ce jeudi matin au café, Rachid Zegdi trouve Jean-Louis Mégnien « lointain », « perdu dans ses pensées ». Occupé à la fac, Philippe Halimi n’a pas le temps d’emmener Jean-Louis Mégnien déjeuner. Ce qu’il regrette aujourd’hui amèrement. « Que s’est-il passé ce midi-là? » C’est la principale énigme de ce décès, celle à laquelle les enquêteurs devront tenter de répondre pour établir s’il y a eu « harcèlement » ou même « homicide involontaire » comme le redoute sa veuve Sophie Mégnien. Les proches, eux, commencent à recueillir des témoignages. Philippe Halimi a appris que le cardiologue avait pris un rendez-vous, ce jeudi en fin de matinée, pour mettre à jour ses connaissances informatiques le lendemain. « Il n’avait sans doute pas l’intention de se tuer à ce moment-là », estime-t-il.
Une femme de ménage a également raconté avoir trouvé Jean-Louis Mégnien la tête entre les mains sur son bureau, une bouteille d’eau renversée par terre. Quand celle-ci lui a demandé si ça allait, le cardiologue aurait répondu : « Non, ça ne va pas. » « Lui a-t-on annoncé une mauvaise nouvelle? Que s’est-il passé entre 13 heures et 15h30? Les bandes des caméras de vidéosurveillance ont-elles été saisies par la police? » Le mystère interroge aussi l’avocat de son épouse, Me Bernard Fau, un habitué des dossiers de santé publique. « Jean-Louis Mégnien prenait des notes sur tout, chaque rendez-vous était consigné dans des carnets. Il avait par exemple retranscrit en détail tous ses entretiens avec la directrice. Or, on n’a rien retrouvé dans son bureau. » En fin d’après-midi, Jean-Louis Mégnien se jette par la fenêtre de son bureau.
Il n’échappe pas à Martin Hirsch que ce suicide est un point d’interrogation adressé à la « communauté humaine » des hôpitaux parisiens : « Toute la lumière sera faite sur ce drame. L’AP-HP n’a pas le déni des suicides mais la doctrine inverse : si un tel acte est commis sur le lieu de travail, il y a forcément une présomption de lien. »