Comment donner aux travailleurs les moyens de se réapproprier leur travail ?

Mise à jour le 06 février 2024 | Emploi et Chômage

Par Philippe Askenazy, économiste du travail, directeur de recherche au CNRS. Auteur notamment de Partager les richesses, Odile Jacob, 2019.

La richesse va de moins en moins à ceux qui travaillent. Pour plus d’autonomie au travail, il faut réguler l’usage des nouvelles technologies qui accroissent le contrôle exercé par les employeurs et améliorer la transparence capitalistique des entreprises. L’État doit aussi montrer l’exemple. Les propositions de l’économiste Philippe Askenazy.

La crise sanitaire a mis en lumière pendant quelques mois les travailleurs que l’on a qualifiés de « première » et « deuxième » lignes, ou encore de « nécessaires à la nation ». Dans le même temps, la grande majorité des cadres étaient éloignés des risques épidémiques, placés d’office en télétravail. Les quelques primes accordées par exemple dans la grande distribution, sont venues comme une réponse à ce qui aurait été un simple état transitoire.

Mais plutôt que de se focaliser sur la crise sanitaire, il est utile de revenir sur les transformations du travail des dernières décennies. Une accumulation de travaux dans les différentes disciplines scientifiques du travail (sociologie, économie, ergonomie, etc.) mettent en évidence pour des pans entiers du monde du travail, singulièrement féminins, peu rémunérés, une intensification du travail (exigences croissantes), une densification (suppression des pauses et des temps morts), une exigence d’adaptabilité mais sous un contrôle accru, ou encore un cumul de contraintes physiques et cognitives.

Les risques psychosociaux, l’usure qui en découle, affectent la santé des travailleurs jusqu’aux inégalités d’espérance de vie (en bonne santé). Bien souvent, les travailleurs les plus soumis à la pénibilité ont en plus sombré dans la précarité professionnelle, enchainant périodes d’emploi salarié, d’emploi indépendant et de chômage. Malgré l’existence d’un salaire minimum et d’un système d’assurance chômage, cette précarité s’était traduite par un effritement des gains annuels du travail (rémunérations et indemnités chômage) pour les travailleurs dans la moitié basse de la distribution des revenus.

Au niveau macroéconomique, loin des analyses affirmant « la fin du travail » ou un travail « non qualifié » et « improductif », le capital a ainsi pu transférer aux travailleurs et aux systèmes sociaux une part des risques et profiter des efforts du monde du travail qui se traduisent au niveau des pays avancés, comme mondial, par une déformation du partage de la valeur ajoutée [1] en défaveur du travail. Cette évolution n’assure pas la compétitivité d’une économie : les travaux sur les performances relatives des pays de la zone euro en termes d’exportations par exemple ne révèlent qu’un rôle marginal du coût unitaire [2] par rapport aux choix de spécialisation [3], d’innovation et de qualité.

Cette dégradation multidimensionnelle des inégalités de revenus primaires (avant redistribution) et de la qualité du travail et de l’emploi est une bifurcation rendue possible par les politiques néolibérales. Certes, les changements technologiques en forment la toile de fond, mais ce sont les cadres institutionnels qui ont forgé un usage particulier des technologies. Prenons trois illustrations, une spécifique à une politique française, deux plus systémiques et globales.

Le recours à haute fréquence à des contrats courts en France s’est imposé à partir de 2003 sur le choix politique d’utiliser les technologies de l’information non comme outils de prévention au travail pour les populations précaires – bien au contraire, l’État a par exemple supprimé l’obligation de visite médicale d’embauche du moment que le salarié passe d’un contrat à un autre sur un poste considéré comme équivalent en termes de risques –, mais comme outil de déclaration sans délais et sans coût des embauches, au nom de la lutte contre les « rigidités » du marché du travail.

À un niveau cette fois global, les États ont permis que les technologies de l’information soient déployées pour façonner un capitalisme financiarisé, dominé par des monopoles et des structures capitalistiques opaques qui minent tout pouvoir de négociation des salariés.

Dans le même temps, dans le secteur privé comme dans le secteur public, les technologies ont été mobilisées – des caméras aux algorithmes – pour accroître la surveillance individuelle et collective des travailleurs, au nom du droit à gérer et in fine au nom de l’efficience du marché du travail. Car cette surveillance permet d’accroître la pression sur les travailleurs, sans pour autant offrir des rémunérations incitatives. La surveillance étendue aux mouvements collectifs et aux syndicats permet de « prévenir » les mobilisations. En amont, il suffit par exemple de paramétrer le logiciel de planning pour éviter que les mêmes salariés se retrouvent régulièrement en contact ou en pause simultanément et puissent ainsi échanger sur leurs conditions de travail.

Extrait de Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions. Sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édité par l’Observatoire des inégalités, novembre 2021.

Lire la suite sur le site de l’Observatoire des Inégalités

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