Le bruit normatif

Dans le Monde

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La chronique philo de Cynthia Fleury

Christian Morel fait paraître son troisième tome sur les Décisions absurdes, consacré à l’enfer des règles et aux pièges relationnels (Gallimard, 2018). Loin d’être un livre sur le seul management, l’opus passe au crible toute une série de comportements organisationnels et institutionnels défaillants, qui disent beaucoup de nos vécus journaliers.

Nombre excessif de règles (inflation normative ou hyperlexis), règles inadaptées et contre- productives, pression punitive excessive, nid d’effets pervers, bureaucratie, obsession du risque zéro, liste à la Prévert des interdictions, inhibition de l’action, etc. On ne compte plus les absurdités de ce monde moderne et supertechnique qui vire au délire sécuritaire et liberticide?: les maisons de retraite en sont un exemple flagrant, qui finissent par attacher les patients pour éviter les chutes, les forcer à se nourrir pour éviter la dénutrition, les enfermer pour éviter les fuites, les murer (supprimer les portes vitrées) pour éviter les envies d’escapade.

«?L’inflation normative réussit ce tour de force d’interdire la nature?: la neige, les œufs frais, les bacs à sable, l’eau.?» À côté de cela, des exemples plus dramatiques encore, où la vie des agents ou des usagers est mise en cause, précisément, parce que les procédures sont inapplicables, trop compliquées, contradictoires, trop détaillées. Sans parler de «?l’illusion de la certification?»?: prenons le cas de la check-list du bloc opératoire qui vise à prévenir les risques relatifs à l’identité du patient, à la zone du corps concernée, au positionnement du malade, au fonctionnement du matériel et à sa traçabilité, à la communication interéquipes, à l’antibioprophylaxie, au comptage des instruments, etc. Une étude internationale vient rappeler que sa bonne mise en œuvre réduit de près de moitié la mortalité chirurgicale, mais voilà, bien qu’obligatoire, la check-list est faite, la majeure partie du temps, à l’aide d’un logiciel, venant cliquer de façon automatique les items, ou avec mauvaise humeur et fatigue, si bien qu’elle n’est pas efficace. «?Pourquoi des règles, poursuit Morel, sont-elles préjudiciables à la sécurité?? D’abord, parce que la tendance naturelle des êtres humains est de rechercher toujours plus de sécurité. Dans ce but, on produit des règles qui sont tellement compliquées et sophistiquées qu’elles se retournent contre la sécurité (…). La seconde raison est que les règles donnent une impression de sécurité et dissuadent de réfléchir.?» Autre constat qui frise le ridicule, le bruit normatif ou l’illisibilité des règles publiques, polluées par la novlangue.

Ne parlons plus de «?crèches?» mais d’«?établissements d’accueil de jeunes enfants?», ni de «?balançoires?» mais d’«?équipements comportant des éléments de balancement?», ni de «?piscines?», mais de «?milieu aquatique profond standardisé?», ou encore ce magistral néologisme censé préciser la nature d’un parcours scolaire plus ouvert sur la société, à savoir le Piiodmep, pour «?parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde économique et professionnel?». Certes. Certes. Ou comment tout commentaire est inutile.
Via le site humanite.fr

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