ans son dernier essai, la philosophe revient sur le concept de «post-vérité». Comment continuer à faire de la politique dans un monde indifférent à la vérité, et où seuls comptent les faits, vrais ou faux, qui confirment nos opinions ? Peut-être en ressuscitant le «sens commun»…
FIGAROVOX.- En 2016, le dictionnaire d’Oxford fait du mot «post-vérité» le mot de l’année. Que recouvre ce concept?
Myriam REVAULT D’ALLONNES.- À la suite de la campagne du Brexit et de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le dictionnaire d’Oxford prend acte de l’irruption massive du terme «post-vérité» à la fois dans les médias et dans le lexique courant. Elle est définie comme ce qui se rapporte «aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles». À première vue, un tel constat n’est pas vraiment nouveau: lorsqu’ils s’adressent aux citoyens les responsables politiques sollicitent les émotions et les croyances personnelles plutôt que la rationalité et la réflexion sur les faits. Ils ont ainsi plus de chances, pensent-ils, de gagner leur adhésion et leur soutien. Mais le dictionnaire ajoute ceci, qui est plus intéressant: non seulement la «post-vérité» occupe aujourd’hui une place centrale mais elle implique que la «vérité» est devenue une notion secondaire, insignifiante voire dépourvue de pertinence.
En remettant en question le caractère essentiel de la vérité, la «post-vérité» laisse entrevoir l’affaiblissement et même l’abolition de sa valeur normative: le partage entre le vrai et le faux s’efface. Le préfixe «post» prend alors une inflexion décisive. Il ne désigne pas seulement la succession temporelle (quelque chose vient après ce qui précède) mais une véritable rupture qualitative: non pas l’avènement d’une ère du mensonge généralisé qui succèderait à celle où aurait triomphé la vérité mais la montée en puissance d’une indifférence à la vérité. La vérité n’a plus d’effet sur le réel.
La post-vérité a partie liée, d’après vous, à la montée en puissance des réseaux sociaux. Pourquoi?
La montée en puissance des réseaux sociaux facilite la prolifération d’informations non vérifiées, contradictoires et souvent ouvertement mensongères que l’on appelle les fake news. C’est là que s’informe la grande majorité des 18-24 ans et le caractère «viral» de ce mode d’information et de communication est décisif. Les réseaux socio-numériques font circuler sans cesse des «faits» qui n’en sont pas, et qui répondent avant tout au point de vue de quelqu’un qui pense et surtout qui désire que ce soit vrai. Les «faits» en question renforcent donc les croyances déjà existantes au point qu’on a pu parler de «bulles cognitives». Car les algorithmes qui sélectionnent les informations que nous consultons proposent une vision du monde conforme à nos attentes, ce qui ne favorise pas l’exercice du jugement critique. Nous ne sommes pas davantage confrontés à des éléments d’analyse susceptibles de réfuter des informations fallacieuses. Ces modes de diffusion liés à la révolution numérique sont partie prenante du brouillage opéré par la «post-vérité»: la profusion de l’offre sur le «marché cognitif» facilite l’enfermement des individus dans leurs croyances spontanées (peu importe qu’elles soient vraies ou fausses) et renforce le plus souvent les hypothèses ou les préférences de départ. Ce marché de la communication a très peu à voir avec les conditions qui pourraient favoriser l’exercice d’un jugement partagé et fondé sur des vérités factuelles.
Dans la nuit du 9 au 10 octobre dernier, l’Assemblée nationale a voté une loi contre les «fake news». Est-ce bien du ressort du législateur que de distinguer la vérité de l’erreur?
Cette loi, quelles que soient les bonnes intentions qui l’animent, pose plusieurs problèmes. On pourrait d’abord objecter que les fausses informations sont déjà sanctionnées par la loi de 1881 sur la presse et que la définition donnée sur la nature d’une «informations fausse» pèche par son vague excessif et son caractère un tant soit peu inabouti. Les fake news sont difficiles à traduire en français (certes la récente traduction par «infox» n’est pas mauvaise) car il ne s’agit pas seulement d’informations erronées, transmises par erreur et non vérifiées. Le terme de fake news implique une tromperie délibérée mais cette dernière idée renvoie plutôt au contexte général dans lequel elles s’inscrivent. On ne peut pas, selon moi, circonscrire l’analyse à l’univers des médias: il faut s’interroger sur les conditions de possibilité et les conséquences de cet effacement voire de cette disparition du partage entre vrai et faux. Enfin, il s’agit, avec cette loi, de lutter contre les fausses nouvelles en «période électorale», ce qui minimise sa portée et laisse à penser qu’il s’agit plutôt d’un effet d’annonce ou d’un épiphénomène eu égard aux véritables enjeux de la «post-vérité».
En même temps vous relevez que, depuis la mort de Socrate, politique et vérité n’ont jamais fait bon ménage…
Nous revenons avec cette question à un enjeu fondamental. Dans la mesure où la «post-vérité» a massivement émergé à la faveur de deux événements politiques marquants, on est fondé à se demander s’il ne s’agit que de la relance (sous une forme certes renouvelée, liée à l’actualité du temps) d’un conflit ancestral entre la recherche de la vérité et l’exercice de la politique. Il faut remonter à cet événement inaugural que fut le procès et la condamnation à mort de Socrate – le philosophe épris de vérité – par la cité démocratique. Tel est du moins le récit qu’en donne Platon et qui est à la source de deux thématiques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui: la première est que le sacrifice de la vérité est le corollaire d’une société démocratique gouvernée par un peuple irresponsable et la seconde installe un soupçon généralisé sur la politique réelle telle qu’elle se pratique au jour le jour.
Or, même si la question de la «post-vérité» se greffe indirectement sur cette tradition de pensée, elle introduit quelque chose d’inédit: l’insignifiance de la vérité fait qu’on ne peut plus prétendre – ni du côté des gouvernants ni de celui des gouvernés – agir «au nom» de la vérité, quelle que soit la façon dont on la conçoit. Encore une fois, ce qui est mis mis en cause, ce sont les vérités factuelles sur lesquelles repose la validité des opinions.
Là réside le problème essentiel: les opinions ne sont légitimes, elles ne peuvent s’échanger et se communiquer que si elles sont ancrées dans les faits. Et c’est précisément ce à quoi porte atteinte la post-vérité puisqu’elle énonce la possibilité d’une «réalité alternative» (les alternative facts dont avait parlé la conseillère de Donald Trump à propos non seulement du comptage de la foule présente lors de la cérémonie d’investiture mais aussi de la météo…) Autrement dit, on avait considéré jusqu’à présent qu’il existait une série de faits démontrables par A + B (les vérités de fait) et qu’ils étaient non seulement l’objet mais la condition d’un débat contradictoire. Cet accord tacite étant désormais ébranlé, la discussion est devenue impossible. C’est bien ce à quoi fait référence le dictionnaire d’Oxford en indiquant que la post-vérité rend la vérité inessentielle ou hors de propos puisqu’il n’est plus nécessaire que les faits informent les opinions.
Vous parlez d’ «indifférence au vrai»: celle-ci n’est-elle pas une conséquence de la modernité, qui rompt avec l’idée traditionnelle de vérité?
La modernité qui triomphe notamment avec la philosophie des Lumières a instauré le primat du jugement et du sens critique en l’arrachant au dogmatisme des religions révélées. Elle a voulu soumettre la réflexion humaine à des lois édictées par la raison. On ne voit pas en quoi, dans ces conditions, elle écarte l’idée d’une vérité objective à moins de considérer que cette dernière ne peut provenir que de Dieu ou d’un pouvoir extérieur à la liberté humaine. Il est vrai qu’à partir du moment où les hommes sont, à leurs risques et périls, capables de se réaliser eux-mêmes, dans un nouvel ordre moral et politique, la «vérité» n’est plus une réalité établie avant ou depuis l’origine du monde mais un projet à accomplir dans la société et dans l’histoire. Cela n’a rien à voir avec une quelconque «subjectivation» qui instaurerait un relativisme généralisé.
Il y a certes, dans la modernité un peu plus tardive, des courants de pensée qui interrogent de manière problématique la notion de vérité. Ces «philosophies du soupçon» (Marx, Nietzsche, Freud) contestent la vérité inébranlable d’un sujet ou l’illusion d’une conscience entièrement transparente à elle-même et protégée de toute vue illusoire sur le monde. Mais ce sont avant tout des remises en question radicales de la «conscience fausse» qui n’abolissent pas la valeur de la vérité. Elles ouvrent l’horizon pour une nouvelle compréhension de la vérité, elles inventent un art d’interpréter et d’accéder au sens: cela non plus n’a rien à voir avec des formules du genre «à chacun sa vérité» ou «c’est ma vérité».
On a beaucoup glosé sur la célèbre formule de Nietzsche: «il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations». Mais en aucun cas elle ne dissout ni n’abolit la vérité: elle énonce que les faits bruts ne signifient rien. Ils doivent être mis en ordre et ne font sens qu’à la condition d’être déchiffrés et interprétés. N’importe quel historien vous dira que les faits «purs» n’existent pas, qu’ils doivent être interprétés et organisés en un récit qui leur donne forme. Mais cette configuration des faits (certes liée à des choix) n’abolit pas la réalité factuelle. Ce n’est pas le cas de la «post-vérité».
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