Pourquoi les paysans se suicident par milliers en Inde

05 août 2015 | Dans le Monde, Suicide Au Travail

Le gouvernement Modi essaie de maquiller les chiffres mais la réalité est pourtant là : les suicides d’agriculteurs repartent à la hausse dans le sous-continent. L’endettement est l’une des explications de ce drame, mais elle n’est pas la seule.

Kisna est un paysan sans le sou du Vidarbha, une région agricole du cœur de l’Inde grande comme le Portugal. Il essaie de cultiver le coton, comme tous ses voisins d’infortune, sur des lopins de terre où la pluie ne tombe jamais quand il faut. Alka, son épouse, le tient à l’œil. Elle ne craint qu’une chose : qu’il mette fin à ses jours, comme leur ami Bhaskar qui était écrasé de dettes et que l’on vient de retrouver pendu à un arbre, au milieu de son champ. L’amour n’y pourra rien : désespéré par la sécheresse, Kisna mourra électrocuté en essayant de brancher sur une ligne à haute tension la petite pompe qui devait faire remonter de l’eau des profondeurs pour remplir son puits et irriguer sa parcelle. Ce drame de la campagne indienne est le scénario d’un film, Gabhricha Paus (The Damned Rain), sorti sur les écrans en 2009 et deux ans plus tard en France, sous le titre de Maudite pluie ! À l’époque, son réalisateur, Satish Manwar, voulait montrer la réalité quotidienne des milliers de paysans qui se suicident chaque année en Inde (regarder la bande-annonce ici). Une situation qui reste malheureusement plus que jamais d’actualité : entre 2005 et 2015, plus de 300 000 suicides sont survenus.
Rien n’a donc changé, au contraire. À la mi-juillet, à Delhi, le ministère de l’intérieur a publié les statistiques collectées par le National Crime Records Bureau (NCRB). En apparence, les chiffres sont rassurants. L’an dernier, officiellement, 5 642 agriculteurs se sont donné la mort dans le pays, soit deux fois moins qu’en 2013. La moitié d’entre eux étaient du Maharashtra et c’est dans le Vidarbha, qui dépend administrativement de cet État, que l’on a enregistré le score le plus important. Ce triste privilège s’est trouvé confirmé au premier semestre 2015 : entre les mois de janvier et juin, 671 suicides ont été à déplorer dans la région de nos personnages de fiction, Kisna et Alka.
L’ennui, c’est que ces statistiques sont très largement sous-estimées. Désemparé devant une situation qu’aucun responsable politique n’a réussi à enrayer jusqu’ici, le gouvernement Modi a récemment modifié la méthodologie du NCRB, pour adopter une définition plus restrictive du mot agriculteur. « Le sujet est devenu un problème politique ces dernières années et le moyen le plus facile d’éviter les reproches est de maquiller les chiffres », estime Himanshu, professeur d’économie à l’université Jawaharlal-Nehru de Delhi et éditorialiste au quotidien économique Mint.
Désormais, seuls les suicides des propriétaires terriens sont pris en compte, au motif que ce sont les seuls pour lesquels un lien peut être établi entre le fait de pratiquer une activité agricole et celui de se donner la mort. Le gouvernement sous-entend ainsi que ces suicides sont la conséquence de problèmes essentiellement financiers, liés à l’endettement. « Ce sont les commissariats de police qui recensent les suicides et il est très facile pour eux d’enregistrer un agriculteur décédé dans la catégorie “ouvrier agricole”. Qui ira vérifier ? » demande Himanshu. Le résultat de tout cela, c’est qu’en apparence, la situation paraît s’être améliorée depuis l’arrivée au pouvoir des dirigeants actuels. En apparence seulement.

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