Un article de Manuela Grévy, Maitre de conférences à l’Université Paris I
L’interdiction des discriminations fondées sur le sexe, qui figure dans les textes internationaux (en particulier la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme de 1950), a été affirmée dès l’origine de la construction européenne à l’article 119 du Traité de Rome (devenu art. 157 du TFUE). Aux termes de celui-ci, chaque Etat membre de l’Union européenne « assure l’application du principe de l’égalité de rémunération entre les travailleurs masculins et féminins pour un même travail ou un travail de même valeur ». Sur la base de ce texte, plusieurs directives européennes ont été adoptées (en dernier lieu la directive 2006/54, dite refonte, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes en matière d’emploi et de travail). Mais c’est surtout à la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, devenue CJUE) que l’on doit l’élaboration d’un droit de la discrimination, par une réflexion sur la notion même de discrimination et sur les conditions de nature à en assurer une protection effective, notamment devant les tribunaux. L’essentiel de cette construction européenne a été transposée dans les textes du Code du travail en France et a inspiré les juridictions nationales.
Une situation de discrimination en raison du sexe (ou de l’état de grossesse) peut être appréhendée devant les tribunaux à travers deux notions : la discrimination directe et la discrimination indirecte.
1. La discrimination directe
Une discrimination est dite directe lorsque une personne, ou un groupe de personnes, est victime d’un traitement défavorable par rapport à une autre personne, ou un autre groupe alors qu’ils sont dans une situation comparable et que cette différence de traitement repose sur un motif tenant au sexe ou à l’état de grossesse.
1/ Une situation comparable
En matière de salaire précisément, est interdite une différence entre deux travailleurs effectuant un même travail ou un travail de valeur égale (art. L 3221-2 du Code du travail). La reconnaissance d’une discrimination nécessite donc de caractériser une situation comparable – un même travail ou un travail de valeur égale – entre les deux personnes ou les deux groupes. Cette notion est en conséquence discutée devant les tribunaux.
Cette exigence d’une situation comparable n’exige pas une identité absolue entre les deux situations, mais une « identité relative ». La loi précise que « sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse » (art. L 3221-4 du Code du travail).
De son côté, le droit européen insiste sur le fait que cette appréciation doit être faite à partir de la « nature des prestations de travail effectivement accomplies » par les travailleurs, indépendamment le cas échéant des classifications conventionnelles qui ne sont qu’un indice parmi d’autre permettant de caractériser la « valeur » des emplois occupés. Il précise que l’on doit rechercher si les travailleurs, « compte tenu d’un ensemble de facteurs tels que la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail, peuvent être considérés comme se trouvant dans une situation comparables » (arrêt de la CJCE du 26 juin 2011, Brunnhofer, aff. C-381/99).
Il en résulte qu’une même valeur peut être reconnue entre des salariés exerçant des tâches différentes. Ainsi dans une champignonnière où les hommes étaient affectés au chargement et déchargement des camions et les femmes au tri des champignons, ces deux groupes de travailleurs ayant tous deux la qualification de manutentionnaire mais les hommes percevant un salaire supérieur à celui des femmes, la Cour de cassation a approuvé les juges d’avoir retenu que celles-ci étaient victimes d’une discrimination dès lorsque qu’aucun élément « en ce qui concerne la valeur du travail effectué et le caractère pénible des tâches accomplies par les uns et par les autres » ne pouvait justifier cette différence de salaire (Cass. Soc. 12 févr. 1997, Bull. civ. V, n° 58). Il en va de même à propos d’opérateurs de laboratoire exerçant des fonctions d’une « technicité équivalente » (Cass. Soc. 19 déc. 2000, Bull. civ. V, n° 436).
Plus récemment, il a été confirmé par la Cour de cassation qu’une différence entre les fonctions exercées n’exclue pas que le travail puisse être considéré comme étant de « valeur égale ». Ainsi a été reconnue une discrimination entre une femme exerçant les fonctions de responsable des ressources humaines et des hommes occupant des postes de direction commerciale et financière, ces derniers ayant un salaire plus élevé. En effet, les juges ont relevé entre ces fonctions « une identité de niveau hiérarchique, de classification, de responsabilités, une importance comparable dans le fonctionnement de l’entreprise, chacune d’elles exigeant en outre des capacités comparables et représentant une charge nerveuse du même ordre, de sorte qu’aucune différence de rémunération n’était entre eux justifiée (Cass. Soc. 6 juill. 2010, Bull. civ. V, n° 158).
L’intérêt de ces décisions est de permettre de traquer les discriminations qui trouvent leur origine dans une répartition sexuée des emplois et de l’organisation du travail, une répartition qui dans de nombreux secteurs cantonne les femmes dans certains emplois, lesquels, moins considérés, sont moins rémunérés que les postes majoritairement occupés par des hommes.
2/ Discrimination et égalité
La discrimination peut résulter de l’application d’une disposition ou d’une mesure différente (par exemple un coefficient et un salaire différent) à deux personnes qui pourtant sont dans une situation comparable (cf. supra). Cette manière de saisir la discrimination renvoie à une conception dite formelle de l’égalité, impliquant une égalité des droits entre les personnes qui sont dans la même situation.
Mais la discrimination peut aussi résulter de l’application d’une même disposition ou d’une même mesure à deux personnes qui ne sont pas dans la même situation. Cette manière de saisir la discrimination renvoie à une conception dite substantielle de l’égalité.
Cette seconde conception permet de comprendre la jurisprudence sur l’incidence du congé de maternité sur le déroulement de carrière. C’est le fait d’appliquer la même disposition ou la même mesure à une salariée qui a été en congé maternité qu’aux autres salariés, notamment masculins, qui est source d’une discrimination.
Ainsi, lorsqu’une convention collective prévoit une durée d’activité pour pouvoir bénéficier d’une notation et d’une promotion, le fait de priver une femme de ce droit à notation et donc à promotion au motif d’une durée insuffisante d’activité compte tenu de son absence pour congé maternité (alors qu’en l’absence d’un tel congé, cette femme aurait rempli la condition de durée) constitue une discrimination à raison du sexe (arrêt de la CJCE du 30 avr. 1998, Thibault, et Cass. Soc. 16 juill. 1998, Bull. civ. V, n° 392).
De même, la Cour de cassation a approuvé des juges d’avoir retenu qu’une salariée avait été victime d’une discrimination après avoir constaté qu’elle « avait subi un retard dans sa promotion au statut de cadre pour ne pas avoir eu la faculté de participer », comme ses collègues, « aux entretiens institués à cet effet en raison de son absence due à un congé de maternité » (Cass. Soc. 28 oct. 2008, n° 07-41.856).
2. La discrimination indirecte
La discrimination indirecte permet de saisir des situations de discrimination « masquées » ou encore « systémiques », en s’attachant dans une démarche sociologique aux conséquences, dans les faits, de l’application d’un critère, d’une disposition apparemment neutre… Il y a ainsi discrimination indirecte à raison du sexe lorsque l’application d’un critère ou d’une disposition apparemment neutre, par exemple le nombre d’heures de travail effectuées, affecte de manière défavorable un groupe constitué majoritairement d’un sexe, par exemple les femmes.
Cette notion, élaborée par la Cour de justice de l’Union européenne (en particulier les arrêts Bilka du 13 mai 1986 et Enderby du 27 octobre 1993), a été récemment mobilisée devant nos juridictions pour sanctionner une discrimination subie par des femmes.
Dans la première affaire, il s’agissait d’une allocation de retraite versée par un organisme professionnel dont le bénéfice était réservé aux salariés ayant travaillé au moins 200 h par trimestre durant 15 ans. Ce critère tenant à la durée de l’emploi est apparemment neutre ; il vise tous les salariés, quel que soit leur sexe. Cependant, dès lors qu’il a été établi qu’au sein de l’entreprise concernée, la part des travailleurs féminins travaillant à temps partiel (81,45%) était beaucoup plus élevée que celle des travailleurs masculins à temps partiel (40%), il en résulte que ce critère neutre en apparence affectait majoritairement, de manière défavorable, les femmes en privant celles-ci du bénéfice de cette allocation. Il en résulte que ce critère, qui constitue une discrimination indirecte à raison du sexe, est illégal (Cass. Soc. 3 juill. 2012, n° 10-23.013).
Contrairement à la discrimination directe, la discrimination indirecte peut être écartée s’il est établi que l’application du critère, de la disposition ou encore de la mesure qui a un effet discriminatoire est justifiée par un objectif reconnu comme légitime et constitue le moyen nécessaire et approprié pour atteindre cet objectif.
Tel n’était pas le cas dans la seconde affaire jugée récemment. Des salariées occupant des emplois d’assistante du service social, de délégué à la tutelle et de conseiller en économie sociale se plaignaient du refus de l’AGIRC, caisse de retraite des cadres, de les affilier, alors que les salariés, majoritairement hommes, occupant les fonctions comparables de contrôleurs, inspecteurs, agents d’animation et techniciens conseils de prévention relevant de la même convention collective et de la même catégorie, celle de cadre niveau V, étaient affiliés. Selon l’AGIRC, le critère pour décider de l’affiliation était une comparaison entre la situation des salariés occupant les fonctions relevant de la convention collective MSA avec ceux occupant des fonctions semblables, par exemple d’assistante de service social, dans des conventions collectives voisines. Ce critère, apparemment neutre, qui avait donc pour effet de traiter défavorablement un groupe de travailleurs composé majoritairement de femmes, a été jugé constitutif d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe. Et faute pour l’AGIRC d’avoir justifié du caractère nécessaire et approprié de ce refus d’affiliation des salariés exerçant les fonctions d’assistante du service social, de délégué à la tutelle et de conseiller en économie sociale à l’objectif qu’il invoquait tenant à la stabilité, la cohérence et la pérennité du système de retraite, la Cour de cassation a approuvé les juges d’avoir retenu que ces salariées avaient fait l’objet d’une discrimination indirecte et d’avoir ordonné à l’AGIRC de les affilier (Cass. soc. 6 juin 2012, n° 10-21.489).
Bien qu’elle soit délicate à manier, cette notion de discrimination indirecte recèle de grandes potentialités pour traquer et sanctionner les discriminations « masquées » entre les hommes et les femmes, discrimination résultant on l’a vu de l’application de critères ou de mesures en apparence neutre, sans lien avec le sexe des travailleurs, mais qui ont pour effet de défavoriser majoritairement un groupe de travailleurs composé majoritairement de femmes. Elle permet ainsi d’interroger certaines formes d’organisation du travail qui, sous l’apparence d’une neutralité, d’une indifférence à la question du genre, défavorisent les femmes dans l’emploi, précisément dans les rémunérations et avantages sociaux ainsi que le déroulement de leurs carrières.