Pourquoi les femmes, omniprésentes dans la lutte contre la pandémie et ses effets, n’obtiennent pas la visibilité qu’elles méritent ? La crise que nous vivons est révélatrice de nos dénis et de notre mépris des activités ordinaires.
La crise sanitaire du Covid-19, si dramatique soit-elle, ressemble aussi à une répétition des catastrophes à venir, sanitaires et écologiques. Dans cette crise, les femmes sont curieusement omniprésentes… et absentes. Présentes sur tous les fronts, car on ne cesse de nous les montrer dans les médias : à la machine à coudre, fabricant bénévolement des masques « alternatifs » ; au balai, faisant le ménage dans les hôpitaux et magasins encore ouverts ; au chevet des patients, à la caisse des commerces qui permettent de poursuivre une vie vivable. Une vague mauvaise conscience collective se fait jour ; les clients saluent et remercient les caissières à qui il y a quelques semaines ils n’accordaient pas un regard, réglant mécaniquement leurs achats tout en s’adressant via leur téléphone portable à une personne à distance, clairement bien plus importante. Les politiques vantent le travail des soignants, médecins et infirmières, à qui depuis des années ils refusent avec mépris la moindre augmentation de moyens, plaçant l’hôpital public dans une situation de dénuement telle que dans les premières semaines de la crise, ses personnels n’avaient aucun moyen de protection contre l’épidémie.
La pandémie joue comme un dispositif de visibilité pour des pratiques habituellement discrètes, et favorise la prise de conscience de l’importance du care, du travail de femmes et autres « petites mains » dans la vie quotidienne, souvent revenue entre les murs de la vie domestique. C’est bien ce qu’on appelle le travail du care qui assure la continuité de la vie sociale. On redécouvre Joan Tronto pour la version politique du care qu’elle a proposée pour mettre l’accent sur l’activité de care, et ne pas le limiter aux affects ; mais il ne faut pas négliger la définition qu’elle propose :
Au sens le plus général, care désigne une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et pour réparer notre monde en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, ce que nous sommes chacun en tant que personne, notre environnement, tout ce que nous cherchons à tisser ensemble en un filet serré et complexe dont la destination est de maintenir la vie (1).
« Il faut défendre la société » certes. Mais celles et ceux qui la défendent, ce sont des invisibles que jusqu’à récemment on tenait pour la face immergée de la société, les « taken for granted » qui rendent nos vies possibles. Réduits (en totalité ou en partie) à notre vie domestique, une grande part des citoyens réalisent qu’ils et elles nous ont constamment besoin de care… parce que soudain, ils assurent, hommes et femmes, enfin, une part de ce travail, ce ménage, ce rangement, cet élevage des enfants… souvent en temps « normal » confiés à d’autres. La grammaire du care s’est remarquablement imposée à tous : nous sommes tous dépendants des autres, que ce soit pour des besoins vitaux, à la vie à la mort, ou pour des besoins plus ordinaires. Ce sont bien les deux sens de la forme de vie, biologique et social (2), qui soudain s’imposent à nous : la vie qui nous est donnée et que nous pouvons perdre ; la vie ordinaire, rendue possible ou aidée. Le continuum des activités du care, si complexe à expliquer en théorie, saute aux yeux.
La conscience de la vulnérabilité est aussi ce qui permet cette nouvelle sensibilité. Nous sommes tous vulnérables même si pas de la même façon ou au même degré, y compris dans le risque sanitaire. L’autonomie, tant vantée par les philosophes – et par les féministes traditionnellement, dont ce fut la priorité de la première vague – se révèle une illusion d’optique : l’autonomie des un.es est rendue possible par le travail des autres. On redécouvre l’importance de la solidarité et de la protection, à l’inverse des discours politiques qui dominent en France depuis des décennies. Tout semble prêt pour un changement de valeurs, ou plutôt la prise en compte enfin des valeurs premières que sont l’attention à autrui, la protection égale due à chacun, la dignité de la vie.
Femmes au bord
Pourtant, les femmes sont les grandes absentes aujourd’hui de la réflexion et de l’action politique, comme si la crise, qui révèle crûment leur rôle, les maintenait encore au bord de la discussion, toujours invisibles. Les femmes sont remarquablement peu présentes dans l’espace public des médias et de la politique, en temps normal (25 % des couvertures et sujets), désormais elles sont marginales ; les experts hommes se succèdent au micro ou à la tribune, pleins de certitude et de compétence, pour « penser l’après » (car penser a systématiquement droit au complément d’objet direct) : quatre hommes en une du Parisien nous racontent « le monde d’après », Figarovox nous propose de « penser la crise » avec Sylvain Tesson, Pierre Manent, Jean-Pierre le Goff, Arnaud Teyssier, Jean-Pierre Le Goff, Joshua Mitchell, Pierre Vermeren, Michel Onfray, Alain Finkielkraut et Chantal Delsol. La parole masculine s’exhibe dans tous les médias, comme l’a récemment noté le Haut Conseil à l’Égalité, déplorant la présence ultra majoritaire des hommes sur les plateaux TV. Les députées de gauche viennent de souligner le caractère pénible du défilé des orateurs masculins lors du débat sur le confinement, dans une Assemblée qui avait constitué un progrès vers la parité. Affichant le monopole de l’expertise, cette parole omniprésente est un rappel constant de la domination masculine dans un monde qui se révèle soutenu par le travail des femmes. Dans le champ intellectuel, les hommes signent la grande majorité des tribunes et analyses des conséquences du Covid publiées dans les médias. Ils publient plus qu’avant, les femmes beaucoup moins, et les chiffres des soumissions d’articles par les femmes sont en chute libre.
De l’autre côté, moins bavard, une vie ordinaire qu’il faut au jour le jour réagencer au temps du Covid-19 : des femmes en majorité dans les professions de care, au corps à corps avec des malades, au contact avec les clients dans les supermarchés ; jonglant avec les tâches domestiques qui leur sont essentiellement dévolues (trois repas par jour, sans cantine ni pour les grands ni les petits) même s’il y a des progrès dans certaines familles des nouvelles générations, le temps donné au travail domestique par les femmes demeure largement supérieur, et d’ailleurs l’objet de nombreuses disputes, comme l’indique une première enquête IFOP. Des enquêtes en cours nous permettront de savoir si les tâches éducatives prescrites par l’Éducation nationale sur le mode forcené de l’activisme ont été préférentiellement réalisées par les mères, mais on sait déjà qu’aux États-Unis 80 % des femmes considèrent qu’elles en font plus, même si 50 % des hommes pensent que non. Les femmes réalisant par téléphone et skype le travail de lien qu’elles font le plus souvent entre les générations… en sus de leur télétravail, ou de leur travail sur le terrain… Toutes ces femmes qui s’activent à faire tenir le monde, à recréer de l’ordinaire, ne sont encore créditées d’aucune expertise, d’aucun savoir susceptible de réorganiser le monde. Le temps du Covid-19, qui a conduit tant de gens à réaliser ce qu’ils leur doivent (d’où les remerciements qui apparaissent, d’où les applaudissements qui incluent désormais les caissières et aide-ménagères même si depuis le début c’est « merci aux soignants ») met paradoxalement en scène une exacerbation des rapports sociaux de sexe.
L’enquête de l’INSERM en cours donnera des chiffres plus précis, on peut l’espérer. Caroline Criado Perez dans Invisible Women : Exposing Data Bias in a World Designed for Men (2019) explique que 29 millions d’articles ont été publiés concernant Zika et Ebola, mais moins de 1 % des publications concernait l’impact genré de l’épidémie. Ferons-nous mieux avec le Covid-19 ? Donnant à voir l’importance du travail des femmes en période de catastrophe, la crise actuelle devrait pourtant faire prendre conscience du rôle essentiel des femmes dans la production de l’environnement quotidien partout dans le monde, mais aussi des risques que font courir à tous l’invisibilisation de leur contribution et le mépris collectif pour toutes les tâches de soin et d’entretien quotidien.
Les métiers ou compétences principalement concernées par la lutte contre le Covid-19 dans l’accompagnement des vies quotidiennes sont ceux des aides-soignantes (91 % des femmes), des infirmières (87 % des femmes) ou des caissières et vendeuses (76%), des activités pourvoyeuses de soins en société ou de sécurité dans l’approvisionnement, sans compter les enseignantes (71 %). Même les médecins hospitaliers sont, aujourd’hui, majoritairement des femmes ainsi que les généralistes et les pharmaciennes. La proportion de femmes grimpe encore parmi les employés en maisons de retraite et chez les aides familiales à domicile (97 %). De nombreux collectifs essentiellement féminins se sont développés pour pourvoir à la fabrication artisanale de masques, spécialité française ; souvent des bénévoles, comme en atteste l’article paru dans Entre les lignes, Entre les mots. Ces femmes-là sont prises en considération dans les médias, mais elles le sont à la mesure de la valeur accordée au travail de care : toujours décrit de façon anecdotique, dans la rubrique des faits de société, secondaire par rapport aux combats des médecins et aux arbitrages des politiques. Annabelle, couturière professionnelle, s’indigne : « Pourquoi ne pas avoir rémunéré les couturières ? On dirait qu’une fois de plus, on considère notre métier comme un loisir du dimanche… On semble oublier que les couturières, comme les soignantes, les caissières ou les éboueurs, sont des fonctions essentielles durant cette crise. Beaucoup de ces professionnelles sont pourtant dans des situations socio-économiques précaires. L’État aurait pu choisir de les faire travailler et de les soutenir, ne fût-ce que pour honorer leur travail, qui n’est pas accessoire mais nécessaire. » La gratuité du travail attendu des couturières, qui parfois doivent fournir les matériaux, renvoie au sexisme latent d’une société où le travail de femmes est par définition gratuit et généreux, se contentant d’un « merci ».
Ces masques fabriqués (ou ces repas livrés aux personnels soignants par des chefs cuisiniers) sont pourtant significatifs d’une capacité partagée dans le monde ordinaire à saisir rapidement ce qui compte dans la situation présente et à mobiliser ses compétences au service des autres. Ainsi se voient quotidiennement opposés et hiérarchisés les experts de la lutte héroïque contre la pandémie et les petites mains qui en humanisent les conditions, cherchent à rendre le monde vivable
Les médias, la télévision surtout, dont le JT a retrouvé toute sa puissance de transmission des valeurs, créent ainsi, au profit des dominants, un imaginaire de crise qui maintient fermement les anciennes catégories du pouvoir dans une période mouvante. Marlène Schiappa, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, a demandé un rapport avec analyse multicritère (quantité, temps de parole, horaires de diffusion, biais de genre…) de la place des femmes expertes dans les médias au sens large en cette période de confinement et de crise de Covid-19, et de la place des femmes journalistes. Le résultat promet d’être intéressant. L’effacement des contributions féminines est inscrit jusque dans l’usage de la langue, où il serait prétendument juste d’étendre le masculin à des professions à plus de 80 % féminisées, comme l’a fait le président lors de sa dernière intervention. Certes, « le masculin l’emporte sur le féminin », mais peut-être ce rappel est-il un peu inapproprié. Il est également frappant que les infirmiers semblent plus présents dans les reportages à la télévision ou à la radio que ne le sont les infirmières.
Pendant ce temps, les femmes sont massivement impactées par les conséquences financières de la crise du Covid-19, sachant que l’écart salarial en France est, selon le niveau de salaire, entre 10 % et 25 % à statut et temps de travail égaux. Alors que 8 % des hommes travaillent à temps partiel, c’est le cas de 31 % des femmes, ce qui signifie des revenus plus faibles que la moyenne. Quel que soit leur statut de travailleuses, les 3/4 doivent se charger matériellement et mentalement (« la charge mentale ») complètement des tâches domestiques pendant, environ, 3 heures par jour. Notons que les infirmières n’y échappent pas. Une des raisons de leur faible présence médiatique ? Auraient-elles mieux à faire ? Si on suit cette logique, ce sont ceux qui auraient le moins à faire qui pourraient s’autoriser à témoigner… Si l’on adopte la rhétorique déployée dans les premiers temps de l’épidémie du Covid-19 par le président Macron, on pourrait citer les propos de Joffre, officier général français de la Première Guerre mondiale, qui avait lancé sous forme de boutade, en 1915 : « Si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre ! ». Malheureusement, la rhétorique de la guerre qui voit dans les femmes une armée de réserve est une façon de consolider les inégalités de genre : hier les femmes furent renvoyées dans leurs foyers, aujourd’hui les activités ordinaires de care sont dites en « troisième ligne », sous évaluées et sous-payées. On ne peut que se scandaliser, avec la majorité des soignantes, du mépris que représente la proposition d’une prime de 500 à 1500 euros quand c’est ce montant qu’il conviendrait au moins de rajouter mensuellement aux salaires.
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Notes
1 – Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Découverte, 2009 [1993], p. 143. Voir sur le care Carol Gilligan, Une voix différente, Flammarion, 2008[1982]. P. Paperman, S. Laugier (eds.) Le souci des autres, éthique et politique du care, éditions EHESS, 2011[2005] et P. Molinier et alii, Qu’est-ce que le care ?, Payot, 2009.
2 – Estelle Ferrarese, S. Laugier, Formes de vie, CNRS Editions, 2018
3 – P. Fischer, Amalia E. « Les chemins complexes de l’autonomie », Nouvelles Questions Féministes, vol.24, no. 2, 2005, p. 65-85. Fabienne Brugère, On ne naît pas femme, on le devient, Stock, 2019, Carol Gilligan, Naomi Snyder, Pourquoi le patriarcat ? Flammarion, 2020.
4 – Laugier S., Molinier P., Paperman P. Nous défendre – face au discours politique sur le Covid-19, AOC. Analyse Opinion critique, 7 avril 2019.