Défenses et résistance en psychodynamique du travail [Thèse]

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Pratique de la résistance par la recomposition des coopérations

« On va vous sortir de là. »

En retrait des autres livres, la couverture blanche aux bords un peu jaunis, le livre de Marie Pezé, Rachel Saada et Nicolas Sandret, Travailler à armes égales. Souffrance au travail : comment réagir. Dédicacé par l’avocate Rachel Saada et par le médecin inspecteur du travail, Nicolas Sandret, qui m’avait dit fin 2010 : « On va vous sortir de là. »

Pour accompagner ma compréhension de la situation, j’avais reçu une prescription de livres de psychodynamique du travail : des références de Christophe Dejours, de Pascale Molinier. Cette jeune discipline, née de la rencontre entre la psychanalyse et l’ergonomie dans les années 1970 était alors appelée psychopathologie du travail. Renommée dans les années 1990, elle a pour but, selon Élisabeth Abdoucheli et Christophe Dejours, « d’analyser les processus psychiques mobilisés par le sujet dans la confrontation à la réalité du travail ».

Ça et là

La discipline s’est développée sur la base d’une interrogation adressée au monde du travail à partir de la conception psychanalytique des sujets humains. En psychanalyse, après les deux premières topiques freudiennes (de topos, le lieu) qui sont des cartographies psychiques où l’on retrouve les notions de « Ça », « Moi » et « Surmoi », Christophe Dejours a modélisé une troisième topique.

Cette topique repose sur la stabilité d’un clivage « qui se prolonge jusque dans l’inconscient entre deux secteurs : un secteur où l’inconscient est sexuel et refoulé, appelé encore inconscient dynamique, et un secteur dont la formation passe par un processus bien différent du refoulement, […] renommé inconscient “amential” en 2001 et dénommé inconscient “enclavé” par Laplanche (2007). »

Christophe Dejours, « Psychosomatique et troisième topique ».

C’est une topique qui engage le corps et qui « rend compte de l’universalité du clivage entre les deux inconscients et d’une vulnérabilité à la maladie somatique tapie dans tout individu, sans exception ». Elle permet aussi de réexaminer la question du choix de l’organe dans le processus de décompensation somatique. (Christophe Dejours, idem.)

Se sortir de là

L’auteur de la thèse «Défenses et résistance en psychodynamique du travail», Antoine Duarte, expose de premières expériences d’intervenant en psychodynamique du travail, avec la mission d’apporter des solutions collectives de gestion du risque psychosocial par la méthode de projet, pourtant incapable d’interroger le rapport subjectif au travail.

La demande d’enquête en psychodynamique du travail est généralement faite par un médecin du travail. Car il souhaite une intervention dans une entreprise ou un établissement public où des difficultés majeures notamment de santé ont été rencontrées par les travailleurs.

Dans ses premières expériences, ce qui s’est montré à lui était l’intense domination exercée sur les lieux de travail et la participation des travailleurs à des actes à l’opposé de leur éthique professionnelle. Il avait affaire à une « clinique du consentement, de l’aliénation et de la résignation » avec des manifestations de victimisation ou d’expression de haine.

« Les ajustements psychiques, comme la victimisation ou les manifestations de haine et de ressentiment, semblaient constituer une forme de camouflage du réel et ne donnaient pas l’occasion à ces sujets de s’extraire de leur position pour penser des voies de dégagement. »

L’issue trouvée le plus fréquemment participait d’une solution individuelle, coordonnée avec la médecine du travail : quitter la situation. Ces solutions individuelles et trouvées au cas par cas ne pouvaient porter sur une transformation du collectif de travail et de sa capacité d’action et de résilience.

Sortir de sa réserve

En écho intime aux engagements familiaux dans les luttes contre les dictatures d’Amérique latine, le chercheur a questionné l’action moralement juste, la praxis d’Aristote, ainsi que les voies de résistance face aux nouvelles organisations mises en place par les poussées d’un système néolibéral.

Il fait part dans sa thèse d’une expérience fondatrice vécue dans un centre de demandeurs d’asile. Confrontés à une augmentation tellement importante des déboutés de leur demande d’asile, les salariés de l’institution sont placés dans des situations de trahison de soi. De là ils ont instauré progressivement des formations défensives qui ont pris la forme de conflits de clans par rapport à l’état des locaux du centre.

Cette fois-ci, l’intervention du psychodynamicien ne s’est pas faite sous forme de gestion de projet, mais dans un cadre vivant qui lui a permis d’interroger le rapport subjectif au travail. C’est ainsi qu’à un moment, un salarié a révélé sa véritable crise morale : celle d’être mis en situation de sélectionner les réfugiés et d’être comme un « Papon des dossiers » [Maurice Papon – Fonctionnaire français impliqué dans plusieurs affaires de répression grave]. Il a ensuite révélé qu’il avait « planqué des réfugiés ».

À partir de cette révélation, ses collègues ont commencé à livrer leurs tricheries et astuces au sein d’une parole vivante (en étant protégés par la garantie que leurs révélations ne seraient pas rapportées). Il y a eu ainsi une véritable « remobilisation d’un collectif pour parvenir à réaliser un travail juste à leurs yeux, alors que l’organisation du travail leur assignait de ne pas le faire ». Les choses ont pu alors être travaillées collectivement sur des bases refondées par le réel.

S’en sortir ensemble

L’auteur repose les questions sociétales mises en lumière par Christophe Dejours dans son ouvrage Souffrance en France, avec les ressorts psychiques de la domination et le consentement sociétal. Depuis les années 1980, les conditions de vie et de travail sont de plus en plus âpres et le chômage est devenu massif et structurel.

Il décrit la banalisation du mal, « l’instrumentalisation de la reconnaissance et l’institutionnalisation du mensonge et l’obtention du zèle » avec l’évaluation individualisée des performances (EIP). Autant de facteurs qui attaquent les dynamiques de coopération. Alors, comment faire avec ? Consentir aux injustices, s’ajuster ou résister, comment et avec qui ?

« [N]ous savons aujourd’hui que la résistance n’est plus escomptée mais que parfois certaines pratiques de résistance émergent. »

C’est le cas d’un des terrains de la recherche qui a été initié par deux magistrates au fait de la psychodynamique du travail. Faisant face à des réformes régressives au plan des standards internationaux, sans cohérence et non financées, les magistrates ont fait cette demande d’enquête à partir de la question de la résistance.

« Toute seule, je n’aurais jamais pu tenir. »

Louise, une des juges initiatrice de la demande d’enquête, a relevé ici la nécessité de reconstituer les liens de coopération pour résister. La praxis de la résistance se retrouve dans la coopération nécessaire à la réalisation du travail bien fait (la coopération ordinaire), et dans la coopération fondée sur une pensée politique, dotée d’une visée éthique (la coopération extraordinaire).

Il faut aussi prendre le risque de se libérer de la reconnaissance :

« La résistance en situation de travail doit en passer par la décision du sujet de se déprendre de la quête de reconnaissance sociale et institutionnelle pour autoriser la formation d’une autonomie subjective, avec les coûts parfois faramineux que cela peut engendrer sur le plan psychique en termes de solitude, de doute et d’angoisse. »

Et après ?

Pour les suites données à sa thèse, le chercheur a posé la question de l’action et des formes de résistance et de gouvernements.

Pour lui, la nouvelle organisation de la cité devra être envisagée à partir de la coopération elle-même et non de l’organisation de la coopération.

« Les manières concrètes dont peut s’organiser la résistance pourront alors être abordées, en gardant à l’esprit qu’elle ne peut se structurer qu’à partir, entre autres, de la mobilisation d’une intelligence collective de ruse vis-à-vis du pouvoir et de savoir-faire de prudence, probablement indispensables à la pérennisation de l’action dans la durée. »

À lire :

Antoine Duarte, Défenses et résistance en psychodynamique du travail. Psychologie. Université Paris Descartes – Sorbonne Paris Cité, 2017.
Thèse consultable sur : https://www.theses.fr/2017USPCB214

Référence :

Christophe Dejours, « Psychosomatique et troisième topique ». Le Carnet psy, Cairn : https://www.cairn.info/journal-le-carnet-psy-2008-4-page-38.htm

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