Partant de la théorisation de l’anti-pouvoir élaboré dans Bartleby le scribe d’Herman Melville, l’ouvrage explore la thématique de la réticence, distincte de la rétivité, de la dissidence et de la résistance.
Originellement suppression ou omission d’une chose que nous devrions dire (en l’occurrence les paroles d’acquiescement aux ordres ou injonctions adressés à l’individu), la réticence contrevient aux lois d’un système d’organisation sociale.
Exposée au risque d’être perçue comme une affirmation unilatérale d’un droit de retrait, la manifestation de la réticence n’en paraît que plus inacceptable. D’où la condamnation du sujet réticent à la mise au rebut. Le zèle et l’enthousiasme aujourd’hui requis par la logique de production en vue de l’augmentation de la « performance » font planer la menace d’une aggravation de ce sort pour tout individu jugé acédique, voué au rejet pour cause d’inadaptation.
Fluide nourricier de la réticence, l’humeur acide et froide ne saurait correspondre à la complexion d’un sujet transformé en « espace de compétition » par la rationalité néolibérale. De surcroît, les sous-entendus rhétoriques de la réticence (le fait de se contenter de faire entendre ce que l’on préfère ne pas dire explicitement) sont inaudibles pour la « nouvelle raison du monde » (Dardot et Laval), dont les seules oreilles sont celles du mur des lois inflexibles qu’elle conduit à promulguer.
L’art et la littérature sont les lieux privilégiés où se reconfigure, s’exprime et se pense une relation « réticente » entre individu et travail, dans le contexte néo-libéral et « global » qui caractérise les politiques actuelles de l’emploi. Comment vivre sans travail ? Et comment vivre au travail ? Ces deux questions expriment la bipolarité extrême d’un même empêchement de vivre aujourd’hui lié aux conditions de travail et du travail.
De cet empêchement, le symptôme récurrent est la réticence éprouvée face aux conditions proposées d’exercice de l’emploi, à l’attitude de l’employeur et de partenaires sociaux consentants. La notoriété du héros melvillien n’est pas le résultat d’un hasard. Il y a dans cette nouvelle quelque chose de symptomatique, un « symptôme Bartleby » qui a touché le XXe siècle et qui continue à nous concerner aujourd’hui.
Cet ouvrage a donc pour ambition de rendre compte des raisons profondes, de la logique intérieure de cette influence et d’en comprendre du même coup les prolongements. La réticence a de l’avenir, qu’est-ce à dire ?
Le symptôme Bartleby ou le travail réticent, sous la direction de Éric DAYRE, Florence GODEAU, Éric HAMRAOUI, éditions Kimé, 2020, 24 €.