Thibault Le Texier : «Nous sommes si imprégnés par la logique de l’entreprise que nous l’appliquons à nos propres vies»

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De l’école à l’hôpital en passant par l’Etat, le chercheur montre dans son ouvrage «le Maniement des hommes» que plus aucun territoire n’est imperméable aux méthodes managériales, au risque de ne plus juger l’individu qu’à l’aune de l’efficacité.

Robert Badinter vient de rendre son rapport sur la refonte du code du travail : pour faire contrepoids à la relation de subordination de l’employé vis-à-vis de son employeur, il s’agit «d’assurer le respect des droits fondamentaux de la personne humaine au travail». Dans cette recherche constante d’équilibre entre des exigences contradictoires, Thibault Le Texier, chercheur en sciences humaines attaché au Gredeg (Groupe de recherche en droit, économie, gestion à l’université de Nice), rappelle à quel point l’entreprise est devenue l’institution cardinale de notre société, et le management notre mode de pensée dominant. Dans le Maniement des hommes, il souligne une vision instrumentale de l’être humain, désormais considéré comme un moyen d’atteindre une certaine fin.

maniement-des-hommesVous décrivez une «rationalité managériale» omniprésente et omnipotente. Comment se diffuse-t-elle ?
Le principal facteur de diffusion de cette rationalité, c’est la place centrale qu’a pris l’entreprise dans nos sociétés. En un siècle, elle a accaparé tous les moyens nécessaires à notre survie : elle nous permet de nous déplacer, de nous nourrir, de nous loger, de nous habiller, mais aussi de nous informer ou de prendre soin de nos enfants. Etant chaque jour au contact de dizaines d’entreprises, nous sommes de plus en plus imbibés par leur logique. Autrefois, on passait plus de temps au contact de la famille, de l’Église, de l’État… On baignait dans un fluide différent.

De nos jours, quels sont les grands principes de cette logique d’entreprise ?
La «rationalité managériale» vise l’efficacité, l’organisation, le contrôle et la rationalisation. Par exemple, on standardise les environnements et les façons d’interagir avec eux, on rationalise la taille des pièces, la place des meubles, la hauteur des tables. A terme, toutes les tables du monde seront probablement à la même hauteur ! Si certains métiers sont davantage préservés, plus aucun territoire n’est imperméable à cette logique managériale. Même à l’hôpital, à l’école, dans la fonction publique, beaucoup de savoir-faire informels finissent par être codifiés.

Un retour ou une métamorphose du taylorisme ?
Il y a un siècle, lorsque Taylor invente le management scientifique, l’entreprise est comme une grande famille : le patron est un père pour ses employés, et tout un réseau de relations familiales lient les membres de l’entreprise. Pour Taylor, tous ces liens personnels plombent la productivité – parce qu’on ne peut pas virer tel proche, parce qu’on recrute tel gendre alors qu’il est incompétent, etc. Taylor cherche alors à remplacer les relations de confiance et de proximité par des relations de contrôle indirectes. Désormais, le chef est celui qui mesure, qui organise, qui fixe des objectifs. Avant, les ouvriers possédaient leurs propres outils et leurs manières de faire, et ils pouvaient négocier directement avec le patron le prix de leur travail, leurs délais, etc. Avec le taylorisme, c’est le patron qui détermine tout cela, c’est à prendre ou à laisser. L’ouvrier devient un simple exécutant. Aujourd’hui, ce système s’applique partout, du secteur des services aux tâches domestiques, en passant par l’administration publique. La gestion est devenue universelle.

Pourquoi choisir d’étudier les XVIIIe et XIXe siècles pour comprendre l’entreprise actuelle ?
L’entreprise moderne s’est construite par opposition à l’entreprise familiale, et le management s’est construit par opposition aux modes d’organisation du travail très personnalisés qui y prévalaient alors. Comprendre l’entreprise et le management, ça suppose de faire ce saut en arrière et de décortiquer ces jeux d’oppositions. De nos jours, on a du mal à penser la gestion tant on baigne dedans. La rationalité managériale est devenue un véritable sens commun, une évidence. Par exemple, personne ne questionne plus le principe d’efficacité, l’un des points cardinaux du management. Avant le XIXe siècle, ni l’efficacité ni le profit ne constituaient des critères de choix déterminants : on leur préférait généralement la solidarité familiale, la loyauté ou encore la confiance. Désormais, même en politique, l’efficacité est une valeur suprême – davantage que la justice ou la souveraineté. On peut décider de politiques très efficaces et parfaitement injustes sans que ça ne choque grand monde !

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