Le gouvernement par les lois est-il en train de se retirer? Comment se manifestent le renversement de la hiérarchie du public & du privé, le recul de l’hétéronomie, l’effacement du système basé sur des lois reçues de l’extérieur et le retour de nouvelles formes d’allégeance? s’interroge Alain Supiot.
Début 2017, nous avons diffusé la stimulante série sur « La gouvernance par les nombres » d’Alain Supiot, titulaire de la chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités, membre, depuis 2017, de la Commission mondiale sur l’avenir du travail. Le grand juriste s’y interrogeait « En quoi et sous quelles conditions, l’analyse juridique peut-elle contribuer à éclairer les transformations » de nos sociétés, travaillées par la globalisation, la révolution numérique et le passage, du « gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres », d’un imaginaire qui s’est donné comme « objet fétiche » l’horloge à « l’imaginaire cybernétique ». Lors de cette première série, il avait démontré la soumission du juridique à l’ordre économique, au calcul d’utilité. Cette semaine, nous vous proposons la suite de ce cours, donné au printemps 2014, sous le titre Les Figures de l’allégeance.
« Il y a de nombreuses raisons de penser, dit-il que la période qui s’est ouverte, avec la montée en puissance des États souverains et du gouvernement par les lois, dans l’Europe des XIIe-XIIIe siècles, arrive à échéance. Sapé par la gouvernance par les nombres, le rule of law est en crise et le gouvernement par les hommes refait surface sous des formes inédites que nous allons essayer à présent d’identifier. ».
Avec la résurgence des formes de gouvernement par les hommes, apparaissent de nouvelles figures de l’allégeance. Dans le cadre de ces liens, qui concernent les personnes mais aussi les entreprises,
« chacun doit pouvoir compter sur la protection de ceux dont il dépend et sur le dévouement de ceux qui dépendent de lui. »
Alain Supiot revient sur les différents exemples dans l’histoire et notamment la plus récente, où il s’est agi de poser les « bases économiques » de l’effacement, voire de « l’extinction de l’État« . Il va notamment expliquer cette semaine que
« La foi dans l’harmonie par le calcul a ressurgi avec la globalisation ultralibérale et les revendications libertariennes, qui sont les deux faces – économique et ‘sociétale’ – d’une même médaille. Leurs prophètes annoncent à leur tour l’avènement d’un monde d’abondance, où chacun sera gouverneur de lui-même et n’aura à subir de contrainte qu’il n’ait expressément consentie. »
Cela posé, le libre consentement n’est pas sans chausse-trappe. Alain Supiot souligne également :
« Mais alors que la prophétie communiste annonçait le salut aux damnés de la terre, l’eschatologie libérale récuse toute idée de justice sociale. Au contraire, elle condamne à la misère et à la solitude la masse de ceux qui ne parviennent pas à s’affirmer en maîtres dans un univers de compétition généralisée. Le propre de l’ultralibéralisme consiste en effet à disqualifier la solidarité au profit de la compétitivité et de la sélection des plus aptes. Et cela non à l’échelle de communautés réduites, mais à celle du globe. À la différence de ce qu’annonce le message paulinien, l’individu ne peut donc espérer trouver dans une foi partagée le remède à l’effacement de la loi. »
« Ceci nous conduit à une impasse, car aucune société ne peut durer sans foi ni loi. En s’attaquant à l’hétéronomie du droit, sans parvenir à faire partager sa croyance dans les bienfaits de la compétition généralisée et dans la justice des inégalités qui en résultent, la politique libérale-libertaire ne peut que disloquer ce qu’on appelle la ‘société civile’. »
Ici le droit s’avère un poste d’observation privilégié des mutations actuelles, et certaines sont vraiment glaçantes…
Via le site www.franceculture.fr