André Cognard est le fondateur de l’Académie Autonome d’Aikido et de Kokusai Aikido Kenshukai Kobayashi Hirokazu Ryu.
Le 22 septembre, je donnais une conférence aux cotés de Christophe Dejours. Le professeur de philosophie, Denis Guillec, était l’organisateur de cette rencontre. Il prit la parole pour nous présenter et introduisit la thématique qu’avait choisie le professeur Dejours : l’intelligence du corps
Le temps qui nous était imparti pour nos exposé, trente minutes ne me permit pas de communiquer ce que j’avais préparé [1]. La conférence est accessible sur le site de notre organisation : aïkido.fr
Je publie donc ici ce que j’avais prévu de dire ce jour-là.
« Je pense que nombre d’entre vous se demandent ce que fait un enseignant d’arts martiaux à cette table, aux côtés d’un professeur aussi éminent que monsieur Dejours.
Je vais vous faire part d’une technique qui, je le crois, me permettra de répondre à la question de l’intelligence du corps.
Je ne m’appuierai que sur mon expérience de la pratique martiale en espérant que mon propos intéresse certains d’entre vous.
Ma position d’enseignant d’arts martiaux traditionnels m’a forcé au constat que nombre de nos contemporains sont départis d’eux-mêmes.
La pratique qui motive ma présence ici, nous la désignons par « atelier personnel d’aikishintaiso ». Ai, harmonie, Ki, énergie, shin, conscience, esprit, Taiso, gymnastique. Elle consiste à proposer à une personne un exercice physique régulier dont l’objectif est la réappropriation de son corps, de ses émotions, de sa pensée. Il s’agit d’évacuer des séquelles traumatiques, de cicatriser des blessures, de consolider l’identité en restaurant la posture du sujet qui est garante de celle-ci.
La détermination des exercices appropriés à chacun s’élabore à partir d’une lecture directe du corps, lequel s’exprime dans un langage de gestes. L’existence d’un langage n’est-elle pas la preuve d’une intelligence ?
J’ai bien conscience de l’étrangeté de mon propos devant une assemblée telle que celle-ci et il me parait donc opportun pour expliquer notre pratique de faire l’historique de sa création.
Mon récit suivra à peu près la chronologie de son élaboration avec des digressions, des commentaires, des retours en arrière qui traduiront les errances que le mode d’enseignement de mon maître, Hirokazu Kobayashi m’a imposées.
J’aurais peut-être pour certains d’entre vous l’apparence de celui qui réinvente l’eau chaude. Et je compte sur votre indulgence car j’introduirai des concepts sans les définir. La pratique corporelle les a rendus nécessaires et m’en a imposé l’usage en même temps que le sens.
J’ai reçu un enseignement oral mais surtout corporel. Le maître Kobayashi Hirokazu n’a jamais écrit. Issu d’une tradition martiale, il ne croyait qu’à une méthode d’enseignement dont les principales caractéristiques sont : pratiquer pour étudier avec le corps, la circularité des apprentissages, la mise en relation constante et « automatique » entre apprendre de l’autre et apprendre de sa propre mise en situation. Il disait que seule l’expérience permet d’aboutir à la connaissance et l’expérience doit se faire en impliquant la totalité psychosomatique. La connaissance, c’est la connaissance de soi qui s’exprime par le sentiment d’être. Il disait que l’on apprend en subissant, puis en imitant. Subir quarante mille fois et faire quarante mille fois pour savoir vraiment.
Outre le fait qu’il était un des plus grands experts d’aïkido au monde, disciple direct du fondateur de cet art, il avait une connaissance très poussée des techniques traditionnelles de thérapie manuelle telle que le kappo seppo, le shiatsu et divers outils issus de la tradition martiale japonaise et médicale chinoise. Mais il se refusait à les enseigner, si ce n’est lors d’échanges privés que nous avions et refusait de donner ses sources. En particulier, il m’interdisait toute question.
Je compris assez vite qu’il voulait me faire emprunter une voie nouvelle qui se dessinait peu à peu au travers de notre relation.
Je compris qu’il projetait une voie qui reprenait les principes de l’aiki, en particulier, la non-opposition, la non-dualité. C’est pourquoi il évacuait d’emblée les méthodes thérapeutiques qu’il connaissait et qu’il ne m’incitait pas à suivre.
Il fit usage de trois moyens principaux pour me transmettre sa connaissance.
D’une part, il me donna par un corps à corps quasi quotidien son aïkido, pratique martiale d’une complexité gestuelle telle qu’elle implique une capacité psychomotrice extraordinaire. Il faisait et je subissais ou plus exactement, je recevais la technique. La fluidité du geste, son écoulement (ki no nagare) et l’obligation d’exécuter en même temps plusieurs gestes ni symétriques, ni opposés, requiert des compétences corporelles multiples que je schématiserais dans un premier temps en disant qu’elles impliquent d’être capable de se diviser en conservant l’unité. Vivre dans ce corps qu’il manipulait avec science me transforma. Ma maladresse et ma timidité laissèrent place à une habilité gestuelle et une confiance en moi dont j’étais le premier surpris. Il disait :
« l’unité, c’est la conscience de la division ».
En excellent didacticien, il avait établi une méthode pour enseigner ses techniques qui oriente aujourd’hui une part importante de notre recherche : l’espace péricorporel fait partie du corps en ce sens qu’il est le prolongement sans discontinuité du champ proprioceptif. Il est aussi un espace symbolique dont chaque point porte une signification et la pratique des techniques a cette vertu de nous les faire comprendre. Ledit espace symbolique outrepasse les frontières du corps physique et s’expanse à l’extérieur vers l’espace général et à l’intérieur vers l’espace conscientiel. Le continuum proprioceptif et le continuum symbolique se superposent et produisent par leurs interactions avec le psychisme ce que nous nommons ordinairement la conscience.
Ce sont ces deux structures associées au corps qui assurent la préservation de l’identité du sujet. J’en arrivais assez vite à la conclusion qu’il me fallait revoir mon point de vue sur l’inconscient : inconscient oui, à quelle profondeur ? Conscient ici, inconscient là. Je saisis que ce qu’il est convenu de désigner sous le terme inconscient ne l’est que pour la conscience psychique. Toute conscience s’établit sur l’exclusion d’une partie d’elle-même. Dit autrement, inhibition ou refoulement impliquent que la chose soit connue dans une profondeur pour être rejetée ou interdite dans une autre.
Grâce à la technique d’aïkido et le principe de la coaction, il m’impliquait dans des gestes qui dépassaient a priori mes capacités personnelles et que je réussissais grâce à l’équilibre de la relation shite uke. Shite (du verbe « suru » « faire ») est celui qui exécute la technique, uke (de « ukeru » « recevoir » celui qui la reçoit). En aïkido, ce rôle d’uke n’est pas passif. Il s’agit d’être capable de créer en soi les conditions nécessaires pour aboutir à un geste commun harmonieux, une coaction.
Il répara mon champ proprioceptif, il harmonisa ma chaine psychomotrice, il lissa les tensions sur mes chaines musculaires, il défroissa mon réseau d’aponévroses, et cela me permit de me confronter sereinement à des émotions qui m’auraient déstructuré en d’autres temps. Je dis qu’il fit cela mais je devrais dire : « Il fit que je puisse faire cela ».
C’est par la coaction qu’autorisait la pratique martiale que cela fut possible. La coaction m’apparaitra bien plus tard comme le moyen d’élaborer une conscience partagée, outil indispensable à une lecture fine du corps et à l’analyse de la chaine psychomotrice.
A la pratique du taijutsu, le travail à mains nues, s’ajoutait celle de l’aikiken, travail du sabre. La stratégie du sabre d’aiki est basée sur l’interdiction de s’opposer, sur le contrôle des réflexes naturels, fuite, agression défensive, sidération et la capacité d’agir indépendamment des conditions de l’attaque.
L’acquisition de cette capacité nous confirma que les champs proprioceptifs des protagonistes pouvaient investir tout l’espace interactionnel, que le champ intéroceptif était produit par leur interpénétration et que l’information qui se trouvait dans le corps d’un protagoniste, serait-ce même à son insu, pouvait être présent dans le corps de l’autre et reconnu par celui-ci. Cela nous poussa à étudier davantage la possibilité de ce que je viens de nommer « conscience partagée ».
Considérez que les expériences dont je vous parle correspondent à des milliers de mises en situation.
Il nous a transmis un deuxième outil pour explorer nos corps. Il nous faisait pratiquer au début de chaque cours d’aïkido un enchainement de techniques s’apparentant à une gymnastique qu’il nommait aikitaiso. Je l’ai renommé aikishintaiso pour mettre en évidence que corps et esprit (shin : « esprit » mais aussi « conscience ») ne sont qu’un et que la réparation de l’un et de l’autre implique leur réunion dans un « je inconditionné ». C’est là l’accomplissement d’un devoir spirituel qui est commun à tous les humains.
Cet enchainement qui constitue le deuxième outil était très codifié. C’était une véritable méthode pour prendre conscience et expurger du corps les tensions inutiles à l’équilibre statique ou au mouvement. En le pratiquant, je découvris qu’il s’agissait de séparer le fonctionnement des différentes unités anatomiques pour rétablir l’unité psychosomatique. Séparer pour mettre en relation, faire communiquer. Ainsi nous apprîmes à élever un bras sans élever l’épaule, à fléchir une hanche sans augmenter nos lordoses dorso-lombaire, et mettre en extension un bras sans rétropulser la cervico-dorsale etc…
C’est précisément cette liberté des unités anatomiques entre elles qui construit l’unité du corps et optimise le travail des unités fonctionnelles [2].
Il s’agissait d’ouvrir ce que je nommerai bien plus tard la voie somato-viscéro-psychique. J’eus alors la confirmation qu’une grande partie des tensions physiques qui créaient des limitations articulaires, des freins à la physiologie en général étaient l’expression de ce qui ne pouvait être ni pensé ni dit.
Il s’agit de projections vers le corps de tensions psychiques naissant de l’insécurité du « je » et pas supportables par la conscience.
Ainsi, je découvris la fonction de ce que je désigne par le mot « mime » et commençais à répertorier ceux-ci.
Le mime exprime l’indicible, l’impensable. Il constitue un récit qui rétablit une vérité que l’unité primordiale exige parce qu’elle est la condition de la survie du sujet.
Le corps est l’interface entre la profondeur symbolique, soit le siège d’un je que je qualifierai d’ontologique et le théâtre psychique, lieu de la représentation dudit je. Ce sont trois profondeurs, symbolique, corporelle et psychique qui ensemble font le « je ».
Cette manière qu’avait Kobayashi sensei de parsemer ses démonstrations d’aïkido d’indications telles que « nikyo est bon pour le foie, sankyo pour le poumon, nikyo fait du bien aux coléreux, sankyo donne de la force mentale » etc.… s’appliquait aussi au kihon d’aikitaiso : « kubi no undo développe la sensibilité proprioceptive et la capacité intuitive, il soigne la nervosité excessive, sayo otoshi nettoie le foie et clarifie la pensée, etc.. »
Je n’étais pas prêt à accepter de telles affirmations sans y opposer de sérieux doutes mais son immense compétence technique, la fluidité et la surprenante beauté de ses gestes m’incitaient fortement à prendre lesdites affirmations au sérieux.
Celles-ci nous indiquaient clairement une voie de recherche qui nous conduisait à la conviction de ce que le corps est conscient, c’est-à-dire que les mots et les gestes du maître nous imposaient de dépasser le clivage en usage entre la conscience objective, explicite, rationnelle et le corps.
Celui-ci ne pouvait plus être considéré comme un espace de réflexes physiologiques, répondant de manière automatique à une activité pulsionnelle. Il ne fallait pas faire du psychisme un champ de recherche séparé du corps. J’imagerais cette idée en disant que la pensée, la parole, la psyché en général devaient être considérées comme des parties du corps comme le sont l’appareil musculaire ou le squelette, les viscères ou les organes.
En sollicitant mon corps par la pratique, je prie conscience de son organisation. Les axes principaux, AF et AH, [3] et les rapports que le corps entretient avec l’espace-temps m’apparurent comme une évidence.
Les axes traçaient des voies qui rendaient visibles les mimes, lesquels nous montraient la manière dont le corps s’était adapté pour rendre compatibles des représentations de soi du sujet différentes. La relation entre l’espace du corps proprement dit et l’espace péricorporel nous permettait d’analyser ces adaptations, d’en comprendre le sens.
Nous ne fûmes pas longs à découvrir que la relation entre l’espace intérieur et l’espace du corps nous ouvrait une autre voie d’analyse. Le corps n’est pas seulement cet assemblage de matière organique mais aussi ses vides physiologiques. Nous comprîmes que ces vides sont d’abord le siège des inconscients. Nous pûmes observés de très nombreuses adaptations qui confirmèrent cette hypothèse : par exemple, une rotation interne d’une épaule réduit l’espace respiratoire et induit une rétraction thoracique. Ces deux mimes associés limite l’expression des émotions du sujet. Ce n’est qu’un exemple mais notre exploration de plusieurs centaines d’individus, plus de mille, ne nous laissa aucun doute sur la position des inconscients dans l’espace péricorporel, et dans l’espace physiologique.
Nous dûmes observer la manière dont les mimes s’exprimaient pour créer une sorte de cartographie des adaptations.
Certains signes suivaient les voies spiralées des chaînes musculaires latérales, voies spiralées que nos gestes d’aiki basés sur le meguri [4] traçaient dans l’espace interactionnel et dont nous retrouvions l’architecture dans le kihon d’aikitaiso.
Grâce à la pratique parallèle de l’aïkido et du kihon d’aikitaiso, en particulier grâce à la didactique des attaques et l’observation des résistances involontaires à l’acceptation des techniques, nous pouvions voir s’ouvrir des perspectives qui nous imposaient de mener de front deux axes de recherche que je crus parallèles et qui finalement se juxtaposèrent.
D’une part, la variation de l’intensité des réflexes défensifs chez les sujets recevant une attaque nous permettait de saisir que les différentes profondeurs n’avaient pas la même valeur dans l’expression et la préservation de l’identité. D’autre part, la manière dont les résistances se mettaient en place lors de l’application d’une technique correspondait à un schéma qui se juxtaposait avec les différentes tensions observables dans l’exécution du kihon.
Par exemple, le réflexe basique d’augmentation de la tension physique d’un bras lors d’une attaque commençant par la saisie de celui-ci était absolument commun à tous. Mais lorsque l’on appliquait une technique telle qu’un nikyo [5], la réaction était d’une intensité variable en fonction des individus.
Ceux chez qui les épaules étaient ascensionnées au repos ne pouvaient céder quand ceux dont les épaules étaient basses au repos acceptaient l’action.
Nous constations une gradation qui allait du blocage absolu à l’hyperlaxité.
La douleur est le signal du retour de la conscience
L’insistance de shite pour appliquer la technique quand uke s’opposait de manière bien involontaire provoquait chez ce dernier une panique et des réactions disproportionnées, sans commune mesure avec la réalité. Inversement, chez l’hyperlaxe, la même technique pouvait être appliquée sans produire le moindre effet.
De là à voir des défenses physiques ayant une origine psychique, la tentation était grande car cette réactivité échappait à tout raisonnement. Se dire : « Je suis dans un dojo et la personne en face de moi est un ami qui n’a aucune intention de me faire du mal et la technique qui m’est appliquée n’est en rien anti physiologique » ne permettait absolument pas d’atténuer la réaction.
Nous comprîmes vite que le corps luttait pour maintenir des tensions qui avaient un rôle important dans la représentation de soi du sujet. La fonction identitaire du corps nous apparut à l’évidence et l’observation des résistances à l’exécution de certaines techniques du kihon confirmèrent cette évidence. Les techniques qui provoquaient des résistances majeures dans la pratique du taijutsu mettaient en évidence les tensions que nous pouvions repérer dans la pratique du kihon d’aikitaiso.
Nous comprîmes aussi que la douleur était une réponse incontournable à toute menace de l’identité, une façon de redéfinir les limites du je pour la conscience elle-même.
Kobayashi Sensei disait que la douleur est le signal du retour de la conscience. Nous comprendrons plus tard que la douleur morale et la douleur physique ne se différencient que par l’espace dans lequel elles s’expriment et cela nous sera précieux face à des souffrances physiques ou mentales ou face à des syndromes dépressifs.
Nous étions donc confrontés à l’évidence que toute remise en question des limites du corps, de ses contours provoquait une crise identitaire à laquelle le corps répondait par une augmentation du tonus musculaire dans les espaces perçus comme étant agressés. Et ceux-ci l’étaient parce qu’ils portaient une charge identitaire imperçues.
Nous comprîmes donc que la conscience pensante pouvait relativiser mais que le corps ne le pouvait pas. Nous prîmes conscience, en particulier grâce à la technique dite de Marche du Cadeau à l’Empereur, que certains espaces du corps n’étaient pas présents dans le tissu proprioceptif et que, par conséquent, certains mouvements n’étaient ni répertoriés, ni même concevables au niveau psychique. Ces parties du corps absentes du champ proprioceptif, ces fonctionnalités empêchées ou handicapées constituaient entre elles une cartographie de la mémoire traumatique.
La M du C à l’E requiert une triple flexion, cheville, genou, hanche [6] d’une amplitude très modérée et qui ne pose a priori aucun problème physiologique, en particulier aucun problème biomécanique. Lorsque nous cherchions à corriger la posture d’une personne l’exécutant, celle-ci ne comprenait manifestement pas ce qui lui était demandé et était dépourvue de tout moyen d’action.
La posture pourtant très simple restait inaccessible car il n’y avait aucune représentation de celle-ci dans le corps du sujet.
La triple flexion dans une unité fonctionnelle autorise le passage de l’énergie et avec elle, de l’information. Elle implique donc l’abandon de défenses ayant un rôle identitaire, le risque perçu par le sujet étant de ne plus accéder à soi.
Nous prîmes conscience après de multiples expériences que ladite posture imposait une modification complète du tonus musculaire du corps et que la résistance principale se produisait au niveau coxofémoral alors que la posture ne requiert qu’une flexion très légère.
Nous avions bien sûr une connaissance de l’existence des chaînes musculaires mais ce qui nous apparut là, c’est qu’elles étaient solidaires entre elles dans les différentes profondeurs et qu’en fonction de l’intensité de la menace, l’augmentation du tonus musculaire touchait jusqu’aux muscles les plus profonds.
Il nous apparut en particulier que les muscles paravertébraux profonds tel que les sous-épineux étaient des défenseurs de l’identité, une ligne de défense très puissante qui répondaient à toute forme d’agression. De là à voir l’origine probable de certains troubles musculosquelettiques !
Il nous apparut clairement qu’obtenir une triple flexion dans une unité fonctionnelle restaurait la fonction proprioceptive, ce qui produisait la circulation du sens entendu comme sensible mais aussi comme l’entendement, et permettait à terme la prise de conscience de séquelles traumatiques et le récit afférant à celles-ci.
Enfin, nous comprîmes que l’action effectuée sur soi par l’autre avait à terme cette vertu de rendre perceptible des espaces du corps que nous disons « espaces oubliées ». Cet isolement correspondant à un arrêt du temps dans l’espace du corps considéré. Il est écarté de l’activité psychomotrice. C’est un mouvement possible qui ne se fait pas.
L’évènement traumatique crée une rupture temporelle, un avant et après celui-ci qui produit une division du champ proprioceptif. C’est l’annulation de l’information sensorielle qui permet le maintien de l’inhibition au niveau psychique du souvenir traumatique.
Tout refoulement s’inscrit dans le corps par un défaut proprioceptif, dans le geste par une perte de fluidité, dans la conscience psychique par un interdit de la pensée.
Nous avons appris à repérer cette rupture à toutes les profondeurs, en particulier au niveau de l’appareillage musculosquelettique par les limitations articulaires ou les dysfonctions, TMS ou anomalies biomécaniques.
Nous eûmes tôt fait de comprendre qu’une limitation physiologique avait toujours un défaut proprioceptif comme corollaire et qu’il en était de même pour une inhibition psychique.
Ainsi, nous pûmes comprendre que l’inscription d’un traumatisme avait toujours lieu dans toutes les profondeurs, que si l’on détectait une adaptation sur une partie du corps, celle-ci avait des conséquences au niveau de la physiologie digestive et ou cardiorespiratoire, au niveau de l’expression tant gestuelle que verbale.
Le déroulement d’une action définie impliquait une interruption, un arrêt du temps, puis une reprise, ce qui devenait évident lorsque l’on observait le déroulement d’un geste élaboré.
Nous apprîmes à repérer conjointement l’interruption d’un geste et la coupure de la circulation de l’information, au départ en repérant des défauts du champ proprioceptif par l’exposition du corps à certaines postures contenantes associées à des actions.
Par exemple, il nous apparut qu’une limitation de la mobilité sacro-iliaque ou lombosacrée inhibait la pulsion d’action, que des adaptations thoraciques, en particulier un mouvement général d’antériorisation limitait la production d’émotions, et que des rotations internes des épaules interdisaient l’expression de celles-ci au niveau de la pensée. Ce ne sont là que quelques exemples.
Mais nous pûmes nous renforcer dans ces convictions en observant l’utilisation d’un katana dans un cadre de références bien défini et commun à différents pratiquants.
Tout cela aurait pu amplement suffire à mon parcours personnel mais KS me dota d’un outil supplémentaire, le troisième, qui est à l’origine de la discipline dont je vous parle aujourd’hui.
Il me signifia que si je voulais vraiment aller au bout de la voie, celle-ci consistait avant tout à s’occuper des autres, et que cela requérait une liberté intérieure qui dépassait la simple confrontation avec son histoire. Permettez-moi cette image : il fallait être capable de regarder en face la souffrance du monde sans se perdre.
Il m’expliqua que je devais pratiquer tous les jours des techniques de ce qu’il nommait aikitaiso. J’arguais que j’avais l’habitude de faire son kihon à chaque début de cours mais il me signifia qu’il s’agissait d’autre chose. Dès lors, m’observant, lisant ma posture, il m’indiquait un ou deux, voire trois mouvements qu’il m’invitait à pratiquer régulièrement pendant un, deux ou trois mois.
J’eus certaines réticences au début à l’idée que l’on pouvait lire le corps, mais il ne faisait jamais aucune révélation. Il orientait ma pratique personnelle et cela me conduisait à ce que nous désignons aujourd’hui par l’expression : « La réintégration des inconscients ».
L’inconscient, quelle qu’en soit la nature, l’origine ou la cause n’est pas dans le corps mais autour de lui, dans l’espace péricorporel tant que celui-ci n’est pas construit par la posture, tant que celle-ci est sous l’influence d’autres sujets que l’individu qui vit dans ledit corps.
Tout le corps est conscient et l’espace péricorporel remplit aussi cette fonction conscientielle quand il est libéré et structuré, c’est-à-dire quand la posture a atteint un stade de développement optimal et rejeté l’inconscient dans l’espace général.
L’inconscient est soit psychique, soit systémique et quand il produit des limitations dans l’action ou la pensée de l’individu, c’est parce que la frontière entre celui-ci et les systèmes dont il est issu est confuse, parfois même inexistante.
De 1977 jusqu’à la mort du maître en 1998, un des objets principaux que j’eus à observer était moi-même et l’outil pour l’observer était moi-même agissant conformément à des règles qui émanaient du kihon.
Suivant ses préconisations, j’entrais dans un processus que je résumerais brièvement ainsi. Une technique ou une association de techniques faisait lâcher chez moi une ou des tensions musculaires dont je prenais conscience seulement quand elles lâchaient. Cela pouvait entrainer un désir d’action ou une émotion et parfois les deux, et la confrontation avec ceci induisait un récit, une sorte de prise de conscience.
Je voyais se préciser davantage ce que j’ai déjà évoqué, la « voie somato-viscéro-psychique ». Il me fallut encore du temps, le temps de prendre du recul pour y ajouter la profondeur primordiale, c’est-à-dire la profondeur symbolique. C’est celle-ci qui exige réparation et qui libère le sentiment indéfectible d’être, lequel permet l’oubli de soi. C’était l’objet de ce troisième axe de recherche.
Citation d’un paragraphe de l’ouvrage à paraître en 2024 : « L’infinitude du corps »
« Mon aventure intérieure, conversation permanente avec moi-même, commença ce jour-là et ne cessa plus. Au début, mon corps me parut indomptable. Il n’obéissait pas à ma volonté, j’appris que c’était un registre ouvert dans lequel s’était inscrite l’histoire de ma vie, je sus qu’il portait aussi l’histoire d’autres que moi, je sus que lui, le maitre lisait directement dans ce livre, je sus que la sueur et le savoir sont plus liés que je ne l’avais cru et que les gestes les plus simples peuvent prendre des tours pour le moins surprenants. J’ai dû réviser mon point de vue sur le monde, des objets les plus intimes aux plus universels. J’ai dû réviser mon point de vue sur les autres et, surtout sur moi-même.
Je sais aujourd’hui que Sensei m’a peu à peu présenté à moi-même et m’a fait rencontrer des acteurs de ma vie dont je n’avais jusque-là jamais soupçonné l’importance, voire même l’existence. Certaines zones d’ombre de mon enfance furent éclairées, des fantômes transgénérationnels furent convoqués et sommés de s’expliquer, des cryptes furent ouvertes, et posture après posture, geste après geste, je compris ce qui fait un « je ». Je sus que les corps sont des mémoires qui se transmettent comme un précieux héritage et qu’ils assurent l’unité du monde humain. Il m’a patiemment guidé, utilisant postures, gymnastiques et marches pour que j’extirpe mes douleurs et mes peurs du passé, pour que j’évacue les traces traumatiques dont j’étais porteur à mon insu. Cela se fit sans qu’il n’interprète jamais à ma place ce que le corps nous restituait ».
Je sus ainsi que le corps est conscient, et que c’est aussi une mémoire infaillible, associant mémoire génétique et somatique, et interagissant avec cette mémoire infinie que Bernard Stiegler a désigné par « mémoire épiphylogénétique ».
C’est ce face à face que nous avons retrouvé et développé avec mes élèves dans l’atelier personnel d’aikishintaiso.
Cette expérience a commencé lorsque j’ai rencontré KS en 1973. Vingt-cinq ans de corps à corps jusqu’à sa mort en 1998, et 25 ans de travail de recherche, d’enseignement et d’atelier personnel avec mes disciples m’ont amené devant vous aujourd’hui.
Nous avons accumulé des milliers de relevés, analysé plusieurs centaines de personnes avec une méthode qui comprend des outils techniques, un code déontologique et une dimension éthique. Il s’agit d’aborder la personne de manière rationnelle et de s’interdire tout jugement, de s’interdire de communiquer toute interprétation, de répondre uniquement par la proposition de travail. Si la personne sollicite fortement une aide pour comprendre ce qu’elle perçoit, nous nous autorisons à indiquer un axe de recherche sans ne jamais interpréter pour elle. Je n’ai pas le temps ici de vous faire l’exposé de cette méthode. Peut-être le ferais-je tout à l’heure si des questions portent sur celle-ci.
Je préfère vous communiquer quelques-unes de nos conclusions et quelques règles d’ordre éthique :
Nul ne naît sans histoire et les conditions de la conception d’un individu ressurgissent à chaque étape de son développement.
Un traumatisme donné s’inscrit dans tous les corps de la même manière. Le corps a un langage essentiel, a-culturel. Je peux l’affirmer car je conduisis mon expérience dans différentes cultures. Il existe un marquage culturel du corps dont j’ai fait le constat en comparant des postures relevées en Europe, en Afrique, en Inde, en Russie, en Amérique.
Tout traumatisme, même bénin s’inscrit dans toutes les profondeurs, symbolique, somatique, physiologique et psychologique.
On ne peut vraiment s’en libérer qu’en atteignant la profondeur symbolique, quel que soit le moyen employé.
Tout traumatisme est une blessure identitaire, une division du sujet. Le retour à l’unité est l’objectif unique de notre pratique.
Nous n’avons aucune idée ce qu’un sujet doit être si ce n’est indivisé. Toute posture, qu’elle soit instable, clivée, stratifiée, enchevêtrée, chaotique est un équilibre, celui que le sujet a trouvé pour rester en vie.
Il ne doit être porté aucun jugement d’ordre moral à partir de l’observation de la posture.
Nous devons proposer un meilleur équilibre si nous sommes capables de le concevoir, c’est-à-dire un équilibre impliquant moins de souffrance, moins d’effort, moins d’énergie.
Si nous sommes capables de concevoir un meilleur équilibre, celui-ci doit être recherché par la proposition des techniques permettant de l’atteindre. Tout sujet vit avec l’obligation de loyauté à lui-même et il lui appartient de se réparer.
Je vous remercie de m’avoir écouté.
[1] La conférence est accessible sur le site de notre organisation : aikido.fr [2] Unité fonctionnelle : une structure anatomo-physiologique composée d’au moins trois éléments permettant un geste ou une action par leur séparation et leur unité. Par exemple : le poignet, le coude, l’épaule. Un autre exemple : l’articulation tibio–astragalienne, lombo sacré, cervico-occipitale. [3] AF : axe fondamental ; il partage le corps en deux moitié droite gauche et deux moitiés avant arrière. [4] Meguri : circonduction ; les gestes de l’aikido sont tous fondé sur des mouvements spiralés. [5] Nikyo : un geste qui consiste à immobiliser quelqu’un en exerçant un mouvement spiroïde sur son poignet. [6] Un autre exemple d’unité fonctionnelle