À propos de la déjudiciarisation en droit du travail

Dans la Loi

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Par Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit privé à l’École de droit de Paris I – Sorbonne, membre de la commission Combrexelle qui a rendu un rapport intitulé La négociation collective, le travail et l’emploi (mars-septembre 2015).

La baisse d’un contentieux est-elle une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Pas de réponse unique car, au bout du chemin, fermer lentement au justiciable toutes les portes d’accès conduit à l’extinction de tout contentieux. Mais, à l’inverse, les mailles d’une judiciarisation excessive peuvent asphyxier l’activité économique, et en particulier les petites entreprises ne pouvant faire appel à des spécialistes et n’ayant pas du tout le même rapport au contentieux que le petit monde du droit. De leur point de vue, rien n’a changé depuis Jonathan Swift : « Les lois sont semblables aux toiles d’araignée, qui attrapent les petites mouches, mais laissent passer guêpes et frelons ».
Mais est-il étonnant que la juridicisation croissante de nos sociétés (davantage de textes) entraîne mécaniquement sa judiciarisation ?
Partout dans le monde, les modes alternatifs de règlement des litiges sont donc encouragés. Avec sa phase obligée de conciliation (judiciaire) avant de pouvoir passer devant le bureau de jugement, notre conseil des prud’hommes a été précurseur. Mais avec un taux de 5,6 % de conciliation en 2017 contre 5,8 % en 2016, cette phase est-elle encore nécessaire ? Même si elle peut préparer le terrain à une transaction ultérieure, même si son barème spécifique (R. 1452-1 : de deux mois minimum à trente mois) peut se révéler aujourd’hui fort incitatif, y compris sur le plan fiscal.
L’idée générale des gouvernements successifs depuis 2008 ?

Plus de consensus, pour (aussi) moins de contentieux

Sur le plan individuel, cette déjudiciarisation a commencé avec la montée en puissance de la rupture conventionnelle homologuée, elle-même née sous le signe du consensus car proposée par les partenaires sociaux dans l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2008. Reprise par la loi du 25 juin 2008, elle a multiplié les garanties en amont pour éviter tout contentieux : délai de réflexion, de rétractation, enfin homologation par la Direccte.
Le contentieux prud’homal est ainsi passé de 228 600 demandes nouvelles en 2009 à 188 600 en 2014. Le temps que les partenaires et leurs conseils s’approprient cette séparation amiable et que la chambre sociale de la Cour de cassation les sécurise avec l’arrêt du 23 mai 2013 : « L’existence, au moment de sa conclusion, d’un différend entre les parties au contrat de travail n’affecte pas par elle-même la validité de la convention de rupture conclue ». Avec un succès qui ne s’est jamais démenti, et le record absolu des 432 000 homologations délivrées en 2017.
Quel chercheur fera un jour le bilan social et économique de ce divorce professionnel apaisé, remarquablement accompagné par la chambre sociale ? Y compris en termes de coûts pour le contribuable : environ un licenciement personnel sur quatre se termine devant les prud’hommes, deux jugements sur trois étant frappés d’appel.
Même si nombre d’économistes restent réservés sur cet accord sur le dos de l’Unedic, cachant souvent une démission : en juin 2018, le ministère du travail évaluait à 75 % le taux de substitution avec les démissions. Faire du contentieux sur une rupture conventionnelle, alors que toute sa procédure vise à l’éviter ? Sans oublier qu’obtenir son annulation en justice entraînera d’abord « l’obligation à restitution des sommes perçues en exécution de cette convention » a logiquement rappelé la Cour de cassation le 30 mai 2018. Avec certes les effets d’un défaut de cause réelle et sérieuse… mais désormais des dommages-intérêts plafonnés. En l’espèce, la salariée en cause avait touché 27 000 € ; avec son ancienneté, son plafond d’indemnisation serait aujourd’hui limité à 12 000 €…
Sur le plan collectif également, plus de consensus pour moins de contentieux depuis la loi du 14 juin 2013 et l’encouragement des plans de sauvegarde de l’emploi négociés avec leur « validation » de la Direccte, retirant au tribunal de grande instance le parfois dilatoire (au sens premier : obtenir des délais) contentieux en référé sur la suspension de la procédure d’information-consultation de bientôt feu le comité d’entreprise. Pas de quoi enthousiasmer les barreaux.
« Déjudiciarisation »/« Déjuridictionnalisation ». Cinq ans plus tard, le but est atteint, y compris en termes de protection du salarié avant la rupture. Sachant que ce n’est pas le juge administratif qui s’est substitué au juge judiciaire, mais l’administration qui contrôle toute la procédure (avec sa menaçante injonction), mais aussi le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi (par ex. l’obligation de reclassement). Le contentieux est passé de 20 % (devant le TGI) à moins de 7 %. Moins de quatre-vingt-dix arrêts par an toutes juridictions confondues, dont les trois quarts confirment la décision administrative, les juridictions du fond s’alignant rapidement sur les directives du Conseil d’État.
Mais aussi car le consensus collectif majoritaire d’un accord d’entreprise sur le PSE limite le contentieux, a fortiori s’il s’agit d’un plan de départs volontaires (15 % des PSE), dont le nombre chute déjà avec la naissance de la rupture conventionnelle collective permettant à l’entreprise d’échapper à tout le droit du licenciement économique resté fort complexe et médiatiquement sensible.
Avec ses trois consentements successifs, la « rupture conventionnelle collective », née le 22 septembre 2017, est une synthèse de ces évolutions : 1. un consensus collectif avec les syndicats : l’accord d’entreprise majoritaire ; 2. une « validation » de la Direccte contrôlant par exemple, au nom de l’intérêt général, d’éventuelles discriminations par l’âge ; 3. l’accord de chaque salarié, qui doit être (vraiment) volontaire.
Outre un dissuasif et très carré bloc de compétence administrative sur l’accord lui-même, un contentieux en annulation est tactiquement délicat du fait du consensus collectif majoritaire initial… reposant lui-même sur le montant nécessairement attractif de la prime individuelle de départ.

Lire la suite : « Un contentieux prud’homal en forte baisse… Mais un contentieux prud’homal qui se diversifie » sur le site www.dalloz-actualite.fr
 

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