« La recherche française est plombée par un système qui favorise les abus de pouvoirs et le harcèlement en toute impunité »

14 janvier 2022 | Harcèlement Sexuel

Docteure en neurobiologie depuis 2017, Adèle B. Combes n’a pas poursuivi une carrière académique. Peut-être est-ce cette absence d’intérêts et d’attaches qui lui permet la très grande liberté de ton de Comment l’universitÉ broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence (Eitions Autrement, janvier 2022).

Comment l'université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence

Dans cet essai, elle décortique la souffrance qui règne dans la recherche, où un grand nombre de doctorants et doctorantes subissent harcèlement moral et sexuel sans oser en parler par peur pour leurs carrières, ou dans le silence coupable de leur direction. Bonne nouvelle dans la grisaille, le point de bascule vers une libération totale de la parole ne saurait tarder.

« Je ne suis ni sociologue, ni journaliste » prévient l’autrice. Amatrice de récits pour donner à voir, Adèle B. Combes livre une enquête narrative dominée par trois témoignages anonymisés (à la demande des personnes ayant accepté de parler) qui exposent chacun les abus subis par de nombreuses et nombreux doctorants : l’exploitation, le harcèlement moral et sexuel, la précarité ou encore la pression à la publication. Ces trois récits mis en exergue ne sont pas la seule matière brute de l’enquête d’Adèle B. Combes mais ils permettent de donner vie aux chiffres issus de son enquête « Vies de thèse  », conduite auprès d’environ 2000 personnes ayant effectué un Doctorat. C’est en s’appuyant sur ce corpus très élargi qu’elle montre la réalité chiffrée insoupçonnable de ces jeunes chercheurs dont la précarité statutaire et financière est inversement proportionnelle à leur niveau de diplômes. Entretien.

Usbek & Rica : Vous êtes docteure en neurobiologie et non sociologue des souffrances au travail. Quels ont été les motifs de cette enquête ?

Adèle B. Combes – J’ai soutenu ma thèse en 2017, et j’ai commencé à réfléchir concrètement à ce que j’avais vu en 2019. Je parle d’une observation personnelle avec des pratiques inacceptables vis à vis de doctorants et de stagiaires en laboratoire de recherche. Je ne pensais pas que c’était généralisé, mais plutôt qu’il s’agissait de problèmes isolés. Puis, quand je suis sortie du milieu académique pour aller dans le privé au sein d’un groupe qui recrutait beaucoup de jeunes docteurs, J’ai découvert que plusieurs avaient souffert et subi des abus de pouvoir durant leur Doctorat. En faisant des recherches, j’ai trouvé des sites comme « Ciel mon doctorat  » qui, sous couvert d’humour, permettaient aux jeunes chercheurs de libérer un peu la pression en parlant de leur précarité, des diverses violences subies ou de leur mal-être.

J’ai également cherché des articles dans les médias mais très peu décrivaient cet aspect de la recherche que je souhaitais mieux comprendre. On parlait plus des problèmes d’insertion et de manque de postes que des ravages de l’entre-soi et des relations hiérarchiques déséquilibrées.

Alors, j’ai créé le projet « Vies de thèse » et lancé des appels à témoignages. Face aux très nombreux textes que j’ai reçus et aux intenses entretiens que j’ai conduits, j’ai su que je ne pouvais plus reculer. J’étais face à une évidence systémique. Les personnes qui m’ont répondu souhaitaient toutes témoigner de manière anonyme pour préserver leur vie professionnelle, d’où l’absence de réponse des auteurs des abus décrits dans ces ouvrages. 

Enfin, si mon livre montre la face sombre des conditions de travail dans la recherche, en particulier des relations entre directeurs de thèse et doctorants, il existe évidemment des encadrants modèles, empathiques et bienveillants. La recherche pourrait être l’un des plus beaux métiers du monde, elle est essentielle, mais elle est plombée par un système qui favorise les abus de pouvoirs et le harcèlement en toute impunité.

Usbek & Rica : Votre livre démontre que les femmes doctorantes sont davantage harcelées et malmenées que les hommes, les chercheurs issus de milieux populaires plus que ceux issus de milieux aisés. Mais, à des degrés divers, le harcèlement est systémique: pour toutes ces personnes, le très haut niveau d’études ne constitue donc pas un bouclier anti-harcèlement opérant ?

Adèle B. Combes – Non, pour une raison simple : quand on se retrouve doctorant, on a vite compris que votre directeur de thèse a quasi droit de vie ou de mort sur votre carrière. S’il refuse la publication, s’il minore votre travail, il sera très difficile d’avoir un avenir dans le monde académique. La relation hiérarchique est si déséquilibrée que la parole a beaucoup de mal à se libérer. Combien de fois ai-je entendu « Je ne peux pas prendre le risque de ruiner ma carrière en allant me plaindre. ». Ensuite, la question sous-jacente est : y a-t-il les possibilités de parler?? Et, hélas, la réponse est loin d’être simple. En théorie, il existe des garde-fous permettant de lutter contre les dérives dans la recherche, par exemple les comités de suivi de thèse.

« Dans les faits, il est quasi impossible de dénoncer les souffrances et abus subis par les doctorants de la part de leur direction »

Adèle B. Combes

Leur but est d’évaluer les aspects scientifiques du projet de recherche ainsi que le versant humain du Doctorat. Dans les faits, pourtant, il est quasi impossible de dénoncer les souffrances et abus subis par les doctorants de la part de leur direction. Ceci à cause de leur composition endogame. Les membres de ce comité soi-disant neutre sont généralement choisis par la direction elle-même, parmi ses amis ou collaborateurs. Comment peut-on imaginer une seconde qu’un doctorant ose se confier dans ces conditions?? Quasiment personne ne va le faire et celles et ceux qui le font voient rarement leurs problèmes résolus. La très forte cooptation du secteur encourage l’autocensure : tout le monde est en conflit d’intérêts… Il faut réformer cela d’urgence.

Usbek & Rica : 2021 fut une année intense en termes de nouvelles libérations de paroles contre les violences sexuelles, de #Metooinceste à #Metoopolitique en passant par #Metoothéâtre. Nombre de bastions tombent. Pourquoi n’y a-t-il pas encore de #Metoorecherche ?

Adèle B. Combes – Je pense que ça vient. Avant 2019, il n’y avait quasiment rien dans les grands médias. Progressivement, il y a eu une libération sur les réseaux sociaux. Je pense au texte de Camille Zimmerman, qui accuse son directeur de thèse (aujourd’hui présumé innocent) d’avoir conduit au suicide sa meilleure amie qui vivait le même harcèlement moral et sexuel qu’elle, sans qu’elle ne le sache.

« Je pense que le refus grandissant des abus de pouvoir combiné au manque malheureux de perspectives dans la recherche poussera nombre de personnes à témoigner ouvertement »

Adèle B. Combes

A l’instar du #Metoo politique, l’abus d’autorité ne passe plus chez les doctorantes. En outre, les débouchés professionnels sont tellement minces et incertains que cela inverse la charge du chantage : certains commencent à se dire « moi qui me tais sans aucune assurance d’avoir un poste, est-ce que cette souffrance en vaut vraiment le coup?? ». Je pense que ce refus grandissant des abus de pouvoir combiné au manque malheureux de perspectives dans la recherche poussera nombre de personnes à témoigner ouvertement. Elles le feront d’autant plus qu’elles sont prêtes à aller faire carrière hors du milieu académique, là où leurs directeurs de thèse ne peuvent plus leur nuire.

Je sens vraiment un changement d’état d’esprit sur ces questions?; j’ai même été contactée par des écoles doctorales pour enquêter et faire la lumière sur les abus subis par leurs doctorants, c’était inimaginable il y a encore quelques années. De nombreuses personnes en poste dans la recherche refusent d’être complices des abus envers les jeunes chercheurs en restant passifs. Cet état d’esprit, cette émulation collective va amener d’autres personnes à enfin aider les doctorant.es et à briser la loi du silence.

Lire la suite, « Les cas les plus éloquents que vous relatez concernent le harcèlement moral. Pouvez-vous expliquer aux non-initiés comment ce dernier se matérialise dans le monde de la recherche ?  » sur le site https://usbeketrica.com

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