Les apports de la psychodynamique du travail de Christophe Dejours pour mieux comprendre les excès qui traversent les troisièmes mi-temps du rugby professionnel.
Le journal L’Équipe, en date du 17 juillet, titrait « Les troisièmes mi-temps des Bleus, un problème aggravé par l’individualisation d’un sport virilisé en permanence » à propos de l’affaire Auradou-Jegou, jeunes joueurs de rugby du XV de France, actuellement mis en examen en Argentine pour viol aggravé, après des faits qui ont eu lieu après un match international le 6 juillet à Mendoza.
L’article invite à s’interroger sur les excès réguliers de ces troisièmes mi-temps propres au monde du rugby d’autant que les débordements de ces évènement extra sportifs ne dateraient pas d’hier. Déjà en 1960 et 1968, à l’occasion de tournées internationales, les rugbymans français s’étaient retrouvés dans les rubriques étrangères des faits divers pour des excès de boissons ou de violence.
Les stéréotypes de la virilité ont envahi l’institution du sport
Christophe Falcoz (2004), s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, rappelle que c’est au sein de l’armée qu’historiquement se sont diffusés les stéréotypes puissants de la virilité moderne « s’appuyant sur l’héroïsme, le sacrifice, le sens de la discipline et l’endurance physique ». Cette représentation de « l’homme fort et solide (trouve) son prolongement logique au sein du mode du sport »[1].
Falcoz constate que « ces deux institutions que sont l’armée et le sport renferment des « épreuves » qui ont pour but de confirmer la virilité des hommes qui s’y trouvent et aussi des espaces- temps sorte de « cages à virilité » (Welzer-Lang, 2000) où on apprend à endurer la souffrance, à exercer la violence, à se surpasser… et surtout à ne pas être une femme, ni un homme efféminé (un homosexuel). Compétition sportive et stade, affrontement militaire et champ de bataille, renvoient à l’exercice de la violence et de la domination ».
Dans l’univers du rugby, la virilité, le culte du corps, de la puissance et du dépassement incessant de soi sont des valeurs cardinales du code de l’honneur qui y sévit. Ces valeurs sont institutionnalisées, ritualisées et transmises de génération en génération de joueurs. Toutefois, l’actualité nous rappelle que les excès (alcool, drogues, violences physiques et sexuelles) font aussi rage lors des troisièmes de mi-temps. Ces derniers sont-ils des espaces au sein desquels se prolongent les rites d’initiation présents dans la formation des rugbymans et qui servent à confirmer, reproduire et réassurer les joueurs dans leur virilité ?
Pourquoi les joueurs s’adonnent-ils à des comportements excessifs lors de ces évènements festifs ? Les exigences du rugby professionnel toujours plus grandes à l’égard des joueurs peuvent-elles être à l’origine de ces comportements déviants ?
Au regard de ces constats et paraphrasant le titre français du livre de John Stoltenberg (1993), cité par Pascale Molinier (2000)[2], l’on est amené à se demander, « Peut-on être un rugbyman sans faire le mâle ? ».
Les apports de la psychodynamique de Christophe Dejours
Pascale Molinier donne la définition suivante : « la psychodynamique du travail se définit comme l’analyse des processus psychiques mobilisés par la confrontation avec les contraintes de l’organisation du travail ».
Cette discipline s’est construite dans les années quatre-vingt à partir d’une clinique principalement masculine, réalisée auprès de travailleurs exerçant des activités dangereuses : pilotes de chasse, opérateurs et ingénieurs de l’industrie de procès, ouvriers du bâtiment et des travaux publics (Dejours, 1980[3]).
Au sein de ces organisations, à l’instar de l’institution sportive de rugby professionnel, ont été observés des comportements au travail dangereux ou insolites, basés sur la promotion de la virilité et du culte du corps.
Des travailleurs et des rugbymans confrontés à des souffrances engendrées par leur travail
Les univers professionnels du rugby et ceux étudiés par la psychodynamique du travail ont en commun la présence majoritaire des hommes, bien que des efforts soient faits au sein de ces deux organisations pour y faciliter l’accès des femmes.
Mais pas seulement : travailleurs et rugbymans se confrontent quotidiennement aux souffrances engendrées par leur travail.
Des contraintes psychiques d’abord. Le sentiment d’humiliation ou d’injustice d’être confronté à un plan de sauvegarde de l’emploi pour l’ouvrier et de perdre son emploi. Pour le joueur, celle d’être vaincu lors d’une compétition suite à un arbitrage, estimé comme impartial.
La peur aussi. Celle pour les ouvriers du BTP de devoir réaliser des travaux en hauteur et d’être confrontés au risque de chute afférent. Pour les rugbymans, la crainte de se blesser durant un match et de voir ainsi leur carrière interrompue, voire terminée.
Des contraintes physiques aussi. Le port de charges lourdes et l’intensification des cadences accentuant la pénibilité physique des salariés du bâtiment.
Concernant le monde sportif, une tribune parue dans Le Monde[4] met l’accent sur le peu de considération accordée à la question de la santé des athlètes de haut niveau qui part la répétition quotidienne d’activité physique, de certains mouvements ou contacts, multiplient les risques pour leur santé.
En ce qui concerne le rugby, la commotion cérébrale est un évènement non négligeable de plus en plus fréquent. Dans une étude datant de 2018, Rafady et al. (2018) [5], précisent que « la répétition de ces traumatismes pourrait entraîner des séquelles à long terme, devenant un problème de santé publique. En 2015, suite à une plainte déposée par un syndicat d’anciens joueurs de football américain, la National Football League (NFL) a été condamnée à verser 765 millions de dollars pour indemniser ces joueurs victimes de troubles neurologiques consécutifs aux commotions répétées. ».
La Fédération Française de Rugby mentionne, sur son site internet, que la gestion de la charge de travail à laquelle sont soumis les joueurs de rugby professionnels est devenue une préoccupation majeure pour les entraîneurs, les administrateurs et les joueurs eux-mêmes [6]. Un parallèle est établi entre l’augmentation du nombre de matchs joués annuellement et une incidence de blessures en match 27 fois plus élevée qu’à l’entraînement ; les placages, rucks/maul, contacts et mêlées étant à l’origine de 92% des blessures subies en match.
En outre, les joueurs évoluant à un niveau de jeu nouveau, ceux ayant eu un retour à la compétition trop précoce, les joueurs relativement plus âgés ou qui auraient subi une augmentation trop rapide de leur charge de travail semblent présenter un risque de blessure plus élevé.
Le lien entre virilité et stratégies collectives de défense
Pour faire face à ces périls psychiques et physiques, Christophe Dejours (Dejours, 1993) pose l’existence de ce qu’il nomme des stratégies défensives élaborées et soutenues collectivement par les travailleurs. C’est-à-dire des « formes de coopération pour lutter contre la souffrance dans le travail, plus précisément contre la peur générée par les risques de l’activité [7] » (Molinier, 2004).
Lors de ses observations cliniques, la psychodynamique du travail a décrit les conduites en situation de travail que les travailleurs déclinent afin d’opérer un retournement du rapport subjectif aux contraintes pathogènes à l’origine des souffrances ressenties. Ce sont souvent des comportements de défi ou de dérision, partagés, respectés et transmis collectivement et qui placent ainsi les travailleurs en position « d’agent actif d’un défi, d’une attitude provocatrice ou d’une dérision vis-à-vis du risque. »
Ces conduites défiant et tournant en dérision les souffrances psychiques et physiques ’accompagnent fréquemment d’une interdiction de mentionner la des signes extérieurs de courage, un système de croyances et de représentations étalonnant tous les comportements, attitudes ou conduites par rapport à une grille virilité/féminité. » (Molinier, 2000).
La souffrance ressentie individuellement par chacun trouve dans les ressources du collectif et les ressorts de la coopération, les conditions sociales d’une transformation du vécu subjectif qui permet d’anesthésier cette souffrance. Les joueurs de rugby, à l’instar des travailleurs, conjuguent « les efforts de tous pour ne pas penser aux dimensions de l’activité qui (les) font souffrir, pour les « oublier » autant qu’il est possible. » (Molinier, 2004). Ils préservent ainsi leur santé mentale.
Toutefois, Molinier précise que « le problème est que le déni de perception est un processus fragile qui ne demeure efficace qu’à la condition d’être soutenu par tous et partout où les manifestations de la peur et de la vulnérabilité risqueraient de faire retour. (…) les accidents qui font effraction dans la communauté du déni doivent-ils derechef faire l’objet d’un traitement symbolique. »
L’univers du rugby professionnel ne semble pas échapper à cette distorsion de la communication. Dans le monde professionnel du rugby, le code de l’honneur qui y règne conduit à laisser croire que la virilité exige de taire ses ressentis et ses émotions. Ce qui s’avère difficile à supporter psychiquement dans ce travail sportif, où le dépassement incessant de soi et la quête de la performance règnent, est insuffisamment (ou pas du tout) pensé, discuté et élaboré et ne fait donc pas l’objet d’un traitement symbolique.
Cet interdit conduit à produire de l’indifférenciation, la constitution d’un corps commun où sévit l’impossibilité de penser et qui est producteur de violence.
Dans cet univers clos, le système de défense viril en œuvre, confondant virilité et masculinité, empêche l’expression de l’altérité de chacun, la peur ou la vulnérabilité deviennent impossibles à exprimer faute d’être rallié ou méprisé par les autres. Selon Christophe Dejours, la virilité défensive opère un retournement dans le registre des valeurs et peut conduire à anesthésier le sens moral. Selon Molinier (2000) « plus la possibilité de transformer les contraintes pathogènes de l’organisation du travail est réduite, plus la souffrance et la peur risquent de s’accroître, plus les hommes encourent le risque de radicaliser leurs défenses. Érigée en valeur, et en lieu et place de toutes les autres valeurs, la virilité fonctionne alors comme s’il s’agissait d’une expression du désir et doit être maintenue envers et contre tout, dans la vie sociale comme dans l’intimité. »
Ce qui ne peut être pensé, va être agi dans des conduites connotées comme viriles et valorisées, comme l’excès de boissons, de drogue ou de violences physiques ou sexuelles. Ces agirs, qui ont lieu dans les troisièmes mi-temps, renforcent le déni de perception de la souffrance qui rendu possible par l’installation du système de défenses collectives viril. Ces passages à l’acte agissent comme des défenses anti-traumatiques, mais paradoxalement comportent aussi une dimension traumatique par leur caractère exutoire.
L’alternative est de reconsidérer, sur les bases des travaux de la psychodynamique du travail et de la sociologie, la souffrance des rugbymans au travail. Cela implique nécessairement une remise en cause individuelle. Mais surtout institutionnelle, c’est-à-dire de l’ensemble des acteurs de l’univers du rugby, qui souvent valide l’importance de la virilité sociale dans ces stratégies collectives de défense, comme rempart ou paravent aux exigences organisationnelles toujours plus grandes. On est alors amené à se demander si l’exaltation de la virilité serait là pour compenser « l’exploitation » que les institutions sportives font subir à leurs joueurs ?
Marie-odile LEGRAND, Psychanalyste, psychologue du travail. Membre du réseau Souffrance et Travail
[1] Falcoz, C. (2004), « Virilité et accès aux postes de pouvoir dans les organisations ». Le point de vue des cadres homosexuel-le-s », Travail, genre et sociétés (N° 12), pages 145 à 170. Éditions La Découverte. [2] Molinier, P. « Virilité défensive, masculinité créatrice », Travail, genre et sociétés (N° 3), pages 25 à 44. Éditions La Découverte. [3] Dejours C. (1980), Travail : usure mentale, Bayard, 3 éd. 2000. [4] Londeix, P. (2024) Tribune du Monde du 27 juillet « L’image accolée au sportif de haut niveau semble justifier qu’il accepte les coups, les contacts et les risques. Cela reste-t-il acceptable pour autant ». [5] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0762915X18300287 : Incidence et mécanisme des commotions cérébrales dans le rugby professionnel : 2 clubs du top 14, A. Radafy , A. Savigny , S. Blanchard c, J.-F. Chermann (2018), Journal de Traumatologie du Sport Volume 35, Issue 2, June 2018, Pages 75-81. [6] Sources : https://formation.ffr.fr/article/gestion-de-la-charge-de-travail-du-joueur-de-rugbyprofessionnel : « Gestion de la Charge de Travail du joueur de Rugby Professionnel », in « Managing player load in professional rugby union: a review of current knowledge and practices », Kenneth et al (2016). [7] Molinier P, (2004) , Psychodynamique du travail et rapports sociaux de sexe, Travail et Emploi n° 97.
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