«Chacun est seul, plus personne ne se parle»

Stress Travail et Santé, Suicide Au Travail

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INTERVIEW – Le psychiatre et professeur Christophe Dejours poursuit, en deux lieux précis, une étude fournie sur la souffrance au travail:

Christophe Dejours est psychiatre et professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Avec les équipes de son laboratoire, il a poursuivi, en deux lieux, son étude sur la souffrance au travail.
Dans le service de réanimation d’un hôpital en région
«Le turnover y est impressionnant et des soignants ont connu des épisodes de décompensation. Dans une bouffée délirante, une médecin a ainsi menacé les infirmières, convaincue qu’elles empêchaient le chef de service de lui avouer son amour. Elle est morte d’un anévrisme un mois plus tard.
«Une logique marchande a gagné l’hôpital, les services des hôpitaux français sont mis en concurrence. Des protocoles standardisés ont été créés pour éviter « l’erreur humaine » et discréditent l’expérience des professionnels. Cette réforme gestionnaire devait assurer une égalité de soin sur tout le territoire, un objectif claironné par les pouvoirs publics. Mais les gens ont alors exigé la qualité du soin comme ils exigent la qualité d’un manteau. Les procès contre les soignants se sont multipliés. Les espaces de délibération, où on décidait collectivement du traitement de chaque patient, ont disparu. Chacun est seul, plus personne ne se parle. Certains médecins ont mis en place, grâce à l’informatique, une technique de mise à distance du malade et de la mort : ils passent leur temps dans leur bureau. On leur transmet comptes rendus et radios par Internet, et ils délivrent des prescriptions sans plus toucher les corps. Ils peuvent parler aux infirmiers d’un malade en se trompant sur son sexe ou sans savoir qu’il est déjà mort.
«Le prélèvement d’organes sur des patients déclarés morts constitue aujourd’hui une source de « tarification » pour un hôpital. Si bien que les équipes hésitent entre continuer la réanimation d’une personne qu’elles ont peu de chance de sauver et le prélèvement de ses organes. En cas de pépin lors d’une réanimation, on se défausse sur le plus jeune du service. On ne dit plus toute la vérité aux familles. Les soignants sont amenés à apporter leur concours à des actes qu’ils réprouvent. D’où leur souffrance éthique : on ne trahit pas seulement les règles du métier, on se trahit soi-même. Jusqu’à la haine de soi parfois, chez les médecins qui se suicident.»
Dans un centre d’appels d’une entreprise privatisée
«Un salarié s’est suicidé, un autre a fait un arrêt cardiaque sur son lieu de travail. On y voit comment une direction fabrique la soumission de ses salariés sans jamais user de violence. Elle organise, à l’aide d’animateurs commerciaux, des challenges. Celui qui a fait le plus grand nombre de ventes en un temps limité peut jouer avec un hélicoptère miniature pendant que ses collègues travaillent. Pour le challenge du « plus beau bébé », chacun ramène une photo d’enfance et un classement est établi par vote. La famille est parfois invitée à assister à ces jeux. Les challenges entraînent les salariés dans une spirale d’engagement envers la stratégie de l’entreprise : après s’être prêté à ces jeux ridicules devant témoins, impossible de reculer, de contester. Si les salariés s’engagent dans ces activités puériles, c’est qu’on leur offre la possibilité de régresser. Or, « un enfant n’est pas responsable » – de tromper le client ou de ne pas avoir vu que le collègue allait si mal avant son suicide.»

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