Comment les « relations de travail » peuvent-elles devenir violentes ? Le cas de Claudine, victime de harcèlement managérial. Marie PEZÉ explique

Mise à jour le 20 août 2022 | Stress Travail et Santé

Article rédigé par Marie PEZÉ en décembre 2019 pour le site Manager Santé

La violence comme idéologie défensive dans les métiers à risques

La violence s’observe aussi entre collègues dans les milieux professionnels fortement structurés par les références à la virilité. C’est le cas dans le bâtiment et les travaux publics et, d’une façon plus générale, dans les situations où le travail expose à des risques importants pour l’intégrité physique des travailleurs. On retrouve également l’exercice de violences contre de jeunes ouvriers ou employés pendant la période d’apprentissage. La violence est en général exercée par les anciens contre les jeunes. Les pratiques de bizutages violents doivent en être rapprochées. Elles persistent dans certains milieux professionnels, en particulier dans l’Armée, mais aussi dans certaines écoles d’ingénieurs et de techniciens.

Sur les chantiers, l’exposition aux risques d’accidents graves est constante. La peur devrait l’être aussi. Le sentiment de peur est incompatible avec la poursuite du travail. Afin de lutter contre la perception consciente de la peur, les travailleurs érigent en défense une «  culture de la virilité » qui vise à tourner en dérision le danger. Ils pratiquent bravades et défis. La désobéissance et l’indiscipline sont des comportements habituels connotés positivement comme signes extérieurs de courage. Ces travailleurs affichent un goût certain pour les manifestations de force musculaire, d’agilité, voire de prouesses physiques. Les « concours » sont la vie ordinaire du chantier. Si on ne s’y plie pas, on n’est pas un homme. Le culte de la virilité qui règne sur les chantiers interdit la plainte pour la santé des corps, pour la souffrance psychique. Se plaindre, être angoissé, hésitant, inquiet sont des attitudes efféminées. Le maintien de ce déni collectif soude le groupe. Le déni pourrait logiquement déboucher sur un délire. Il n’en est rien parce que ce déni est assumé collectivement et non individuellement (Dejours, 1993).

Celui qui ne souscrit pas à la stratégie défensive est, à lui seul, par son comportement timoré, une menace pour le groupe. C’est parce que tous partagent la discipline impliquée par la stratégie collective de défense que les ouvriers se reconnaissent entre eux comme membres du même collectif et qu’ils « tiennent » au travail. (Dejours, 2010).

La violence réactionnelle entre salariés, contre les usagers, contre l’outil de travail, contre l’encadrement, contre soi

Le recours à la violence est une issue banale des conflits entre les personnes, en particulier dans les conflits de pouvoir, les conflits d’autorité, les conflits de rivalité et d’une façon plus générale dans les conflits d’intérêt dès lors que ceux-ci sont investis par des sentiments passionnels et non gérés par l’entreprise et/ou l’institution.

Mais les impasses et les contradictions de l’organisation scientifique du travail quand à la prise en charge du réel, génèrent des situations inextricables. Les salariés n’ont guère le choix que  d’affronter en première ligne des clients qui subissent des queues interminables, des délais de livraison ou de réparation non respectés à cause du travail à flux tendu, des erreurs de facturation à cause de dysfonctionnement informatique, des promotions sur des matériels en rupture de stock. Chacun s’affrontant à l’autre dans des conflits intersubjectifs qui devraient être renvoyés aux dysfonctionnements et aux impasses de l’organisation du travail. La violence des clients fait désormais partie de la charge de travail.

Dans les soins, la violence peut apparaître comme une solution rationnelle par rapport à la charge de travail. Lorsqu’il y a vingt toilettes de vieillards déments à faire en trois heures, la violence est un moyen efficace d’accélérer le travail. La surcharge de travail ou, ce qui revient au même, le manque de personnel, constitue un élément organisationnel qui catalyse la violence contre les malades. Mais s’il existe un espace de discussion, cette souffrance et les contraintes organisationnelles qui la provoquent peuvent être reprises, pour être soumises à délibération.

La violence des techniques de management, peut aussi déclencher la réaction paroxystique d’un salarié. Se considérant victime d’une situation d’injustice qui perdure longtemps et devient intolérable, il finit par céder au passage à l’acte, au sens strict qu’à ce terme en clinique.

Les conduites de violence, sabotage ou destruction, lorsqu’elles sont le fait de personnes agissant seules, se produisent dans un contexte de décompensation psychopathologique: délire sub-aigu, confusion mentale, raptus, ivresse aiguë, etc. Ces conduites témoignent d’un processus pathogène évolutif qui impose un temps d’hospitalisation en milieu spécialisé.

L’issue de loin la plus préoccupante de cette crise psychique aiguë est le geste suicidaire. Les tentatives de suicide et les suicides réussis sur les lieux de travail, dont on sait qu’ils augmentent en fréquence (plusieurs centaines de suicides sur les lieux de travail chaque année en France, Gournay M. et coll, 2004), se situent dans l’enchaînement: injustice, absence de réaction de solidarité de la collectivité de travail, réaction violente qui s’achève par un retournement de la violence contre la personne propre.

Il n’est pas rare que la victime laisse des documents explicitant son ressentiment, son geste et sa signification. L’acte suicidaire commis sur le lieu de travail est de toute évidence un message adressé à la collectivité de travail. Le suicide doit être tenu a priori pour un équivalent de la violence comme conséquence des rapports sociaux de travail, jusqu’à ce que la preuve d’une autre étio-pathogénie puisse y être opposée de façon argumentée et crédible (Dejours, Begue, 2009).

La disciplinarisation des corps

Le premier entretien avec un sujet en souffrance au travail est chargé de visées multiples : rencontre avec le sujet, la forme et la gravité de ses symptômes, l’organisation du travail telle qu’elle est ressentie d’abord, mais aussi objectivée au travers des documents internes qu’il apporte avec lui, et en arrière fond, l’ébauche d’une stratégie thérapeutique.

Ces niveaux d’écoutes, intriqués, nécessitent concentration, formation spécifique sur l’organisation psychique individuelle et l’organisation du travail, sur les stratégies médico-juridico-administratives. Cette véritable investigation est un moment privilégié pouvant conduire le sujet, sur le mode cathartique, au décollement de l’histoire du travail dans son entreprise et de son histoire singulière, à la verbalisation des  sentiments réprimés.

L’épreuve est certaine car l’entretien est long, le retour à une chronologie des événements laborieux, l’expression des affects douloureuse. L’épreuve est aussi celle du thérapeute, confronté aux puissants marqueurs psychiques qu’impriment les violences sociales dans la pensée et le corps du sujet.

Ainsi que le souligne SIRONI (2007), ces patients ne souffrent pas de troubles psychiques au sens traditionnel du terme mais de traumatismes intentionnels, effets de pratiques organisationnelles qui s’ignorent malveillantes et pathogènes.

Si le vecteur de la maltraitance est généralement personnifié par le salarié sous les traits d’un N+ quelque chose,  la véritable force agissante est celle d’un système.  La focalisation sur le bourreau désigné fait malheureusement écran, en rapatriant la situation professionnelle vers un, toujours douloureux, mais « simple », conflit de personnes. Or, rien n’est simple, justement.

C’est bien l’intelligence et la logique du système sous-jacent auxquels adhèrent le salarié et sa hiérarchie, qui agissent de manière aussi efficace. Lors de l’entretien avec le patient en souffrance, c’est bien cette intelligence formelle qu’il s’agira de déconstruire pour que le patient se saisisse de l’intention et des raisons de son efficacité. Les déstabilisations organisationnelles sont mises en actes par des techniques bien spécifiques visant l’engagement corps et âme du salarié dans son travail.

Voilà pourquoi le patient ne doit pas être mis en situation d’écoute neutre et bienveillante. Écouter le vécu subjectif du salarié et le rapporter sans cesse à sa problématique personnelle revient à le rendre responsable de sa désaffiliation. A lui faire croire que ce qui lui arrive, vient de ce qu’il EST et non de ce qu’il FAIT. Ses souffrances sont aux confins de l’individuel, de l’organisationnel, du politique, du social. Alors, imposer au salarié en souffrance au travail une théorie particulière équivaudrait à le maltraiter à nouveau par une grille d’analyse univoque.

Dans les situations de harcèlement managérial, l’effraction psychique du patient est omniprésente avec une lisibilité immédiate pour le clinicien spécialisé. Les yeux sont agrandis par la terreur, souvent fixes. Le visage est défait. L’effet de sidération de la pensée, bloquée comme un moteur grippé, est palpable. L’exacerbation de la réactivité est constante. Une hyper vigilance, inutilement défensive en après-coup, épuise le patient. La fatigue est immense,  forcément.

Le système punitif est intériorisé avec la présence d’un persécuteur interne mobilisant l’auto-dévalorisation, un sentiment de culpabilité. Les cauchemars sont spécifiques, souvent centrés sur le persécuteur de jour désigné, qui devient un persécuteur nocturne, un adversaire envahissant. La présence de ce tiers absent est palpable, le travail de la pensée étant parasité sans cesse.

Toutes les caractéristiques de la réaction psychotraumatique aiguë sont réunies :

  • Sidération psychomotrice ou agitation désordonnée
  • Parfois état crépusculaire, confusionnel ou conversion.
  • Syndrome de répétition – et non pas « obsessions »-
  • Syndrome d’hyperéveil (sursaut, troubles neurovégétatifs) -et non pas «labilité émotionnelle »-
  • Syndrome d’évitement (en tâche d’huile)- et non pas « phobies »

Dans la situation de harcèlement, la répétition pluriquotidienne des brimades, vexations et injonctions paradoxales, finit par prendre valeur d’effraction psychique puisque qu’aucune réponse mentale n’est possible. La pensée tourne en rond inexorablement.

L’impossibilité de démissionner sous peine de perdre ses droits sociaux fait barrage à fuite. La décompensation est inévitable dans cette situation d’isolement. Car une analyse fine de la situation d’impasse décrite par les patients harcelés met à jour l’isolement du sujet. Isolement de fait dans un poste sans équipe, isolement subjectif dans un poste où le collectif de travail n’existe pas vraiment, où la coopération est absente, a fortiori la solidarité.

La situation de Claudine

Claudine est assise sur une chaise dans le couloir, frileusement tassée sur elle-même. Elle a quarante sept ans. Après avoir été secrétaire de direction dans le privé, elle s’est lassée des heures de transport qui affectaient sa vie familiale et a postulé dans une administration. Divorcée, seule avec deux enfants, elle a le souci de « tenir ». Tenir, c’est endurer en silence. Jusqu’où ?

Chaleureuse, consciencieuse, ne ménageant ni son temps, ni sa peine au travail, elle dit qu’elle s’est bien adaptée à son nouveau poste et qu’elle était respectée de tous et surtout dans son service où elle est la seule femme. Être le substitut maternel ou la mascotte sont des postures féminines bien supportées par un collectif d’hommes.

En 1998, un nouveau et jeune directeur technique est nommé, en remplacement de celui qui part à la retraite. Elle le trouve sympathique. Elle le met au courant du fonctionnement du service qu’elle connaît depuis longtemps, en confiance.

Premier choc

En septembre, en rentrant de vacances, elle trouve son armoire vidée et son poste de travail modifié. D’ailleurs, toute l’organisation du travail a été remaniée. Tous les postes ont été redéfinis, cloisonnés. Toutes les informations doivent désormais converger vers ce directeur, informations sur le contenu du travail, ce qui relève de ses prérogatives et de son pouvoir de direction et d’organisation du travail, mais aussi informations sur les relations intersubjectives entre salariés. Et là, c’est un abus. Faute de connaître le droit, on se laisse imposer des glissements organisationnels pour lesquels la marche arrière sera impossible.

On doit lui rendre compte des faits et gestes de chacun, où on va, qui on voit, avec qui on parle. Cette maîtrise relationnelle s’accompagne de vérifications constantes, de sanctions sévères sans discussion possible, de notes de service systématiques. Très vite, ce jeune Stressor est chargé de rédiger des marchés. Il demande à Claudine de taper des fausses factures.

Elle refuse.

La descente aux enfers

Les représailles n’ont pas tardé. En décembre, sa notation tombe pour la première fois de sa carrière. Elle a deux points en moins avec des commentaires désobligeants sur la mauvaise qualité de son travail.

Elle ne le comprend pas encore mais son directeur applique un système de déstabilisation très précis, reposant sur de véritables techniques.

Techniques relationnelles, d’abord : Il ne lui adresse plus la parole, ne communiquant avec elle que sous forme de petites notes déposées sur son bureau. Il ne la regarde plus jamais dans les yeux.

Techniques d’attaque du geste de travail ensuite, sous forme d’injonctions paradoxales : On installe un nouveau logiciel sur son ordinateur. Son directeur, sans lui accorder de formation, lui fait retaper des listings de 18 pages avec 45 items par page, qui sont pourtant déjà sur disquette dans d’autres services.

Il lui fait taper d’interminables rapports qu’il déchire ostensiblement devant elle.

Elle tâtonne sur son nouveau logiciel et fait des fautes qu’il relève immédiatement. Pas des fautes de frappe mais des inversions qu’elle ne perçoit même pas à la relecture tant le socle identitaire est déjà secoué jusque dans son repérage spatio-temporel.

Il passe alors aux techniques punitives : Quand il a relevé suffisamment de fautes de frappe, il fait un rapport pour sanction disciplinaire.

Techniques d’isolement du salarié enfin : Il demande aux collègues de Claudine de la minuter et de porter sur un bordereau les erreurs commises.

L’attaque récurrente de ses compétences, la mise systématique en situation de justification, le climat persécutoire qu’engendre la fréquence des avertissements, deviennent des leviers traumatiques puissants.

Lire la suite, « Le harcèlement moral au travail reste encore un problème d’actualité« , sur le site https://managersante.com

A lire dans le magazine

Réseaux Sociaux

Suivez-nous sur les réseaux sociaux pour des infos spéciales ou échanger avec les membres de la communauté.

Aidez-nous

Le site Souffrance et Travail est maintenu par l’association DCTH ainsi qu’une équipe bénévole. Vous pouvez nous aider à continuer notre travail.