De l’héroïsation du travail des soignants au risque de leur désillusion massive

04 mai 2020 | Stress Travail et Santé

En ces temps de pandémie de coronavirus, c’est en puisant dans leur dévouement, leur engagement,que les soignants se sont mis au service des patients et de la société. Leur héroïsation, véhiculée par les discours politiques et médiatiques, les applaudissements populaires, est elle une reconnaissance totalement sincère, ou pour d’autres, bien plus opportuniste ?

De l’héroïsation du travail des soignants au risque de leur désillusion massive : la reconnaissance de leur travail est-elle sincère, stratégique ou passagère ?

Par Thomas Lieutaud[1], Marie Pezé[2]

En ces temps de pandémie de coronavirus, c’est bien en puisant dans leur dévouement, leur engagement, la certitude qu’ils sont indispensables, que les soignants se sont mis au service des patients et de la société. C’est par l’injonction professionnelle à « sauver des vies » qu’ils se sont engagés dans ce chaos.

En parallèle à cet engagement individuel et collectif de tout un corps de métier, nous avons vu surgir leur héroïsation, véhiculée par les discours patriotiques, les soutiens politiques et médiatiques, les applaudissements populaires. Cette héroïsation leur invalidait de fait toute possibilité personnelle de refuser cet investissement malgré les risques encourus au front du COVID. Que penser de la très médiatique, très sonore, très visible reconnaissance du travail des soignants ? En partie sincère, bien sûr de la part de ceux qui, confinés, applaudissent de chez eux, à 20 heures, ceux qui les soignent mais, n’en doutons pas pour d’autres, bien plus stratégique.

Déni des défauts d’organisation du travail

Cette survalorisation actuelle des soignants s’inscrit en exact contrepoint à l’incroyable cécité et surdité aux revendications de ces mêmes soignants d’il y a à peine quelques mois. Ceux que l’on encense aujourd’hui, évoquaient alors le manque de moyens, le manque d’effectifs, les flux tendus, les statuts précaires et l’épuisement devant des soins dégradés. Certains soignants se sont d’ailleurs suicidés dans l’indifférence institutionnalisée aux suicides d’origine professionnelle, sur fond d’habituels dédouanements des organisateurs du travail : « c’est un drame, intime, il avait des difficultés conjugales, elle déprimait, il était fragile ».

Les étiquetés « fragiles » sont tous les jours au front du COVID, y risquent leurs vies pour sauver la nôtre.

L’injonction « au travail à tout prix pour sauver des vies » se déploie dans un environnement professionnel tout aussi dégradé qu’avant par le manque de masques, d’EPI, de matériels de ventilation, de kits et réactifs pour les tests diagnostic, de produits de sédation, de temps, de compétences, de perspectives sur la durée de l’investissement. Cette injonction tombe sous l’effet des contraintes de temps car les plannings ont été changé, pour certains de 8h en 12h, avec des relèves qui entrainent régulièrement des plages de présence de 13h. La standardisation du travail malgré l’absence de repères est exigée, sous la pression de la hiérarchie, par le recours à la protocolisation massive des soins, entrainant pertes d’autonomie mais aussi insécurité par la variabilité des normes au gré des expériences. Enfin, l’injonction actuelle à la nouvelle qualité totale que serait « sauver toutes les vies », est certainement vécue comme un paradoxe et un drame éthique permanent, devant l’échec à éviter toutes les morts.

ZOOM sur l’évolution des cadres du travail en situation d’exception

Au delà des risques médicaux pour la santé de tous, la crise du COVID a induit brutalement, en quelques semaines, une évolution substantielle, brutale des cadres du travail habituel des soignants. Les ressources hospitalières financières, symboliques (dons, courriers, repas offerts) et fonctionnelles (affectation des moyens humains et matériels) ont glissé de certaines spécialités vers les spécialités d’urgences et de réanimation. Ainsi, les matériels et les personnels des blocs opératoires ont été massivement déplacés pour être affectés dans les réanimations. Ceux qui, hier, étaient considérés comme le cœur des ressources financières des établissements de soins privés et publics par la T2A, se sont retrouvés privés de travail, voire de reconnaissances sociales et financières.

De puissantes évolutions organisationnelles se sont faites, non plus sur la base des fiches de postes habituelles mais par une « mutation d’office » vers des métiers du soin, certes proches, mais différents de ceux d’avant.

Or personne n’a anticipé les risques du vécu de déqualification ou d’incompétence ressenties, les sensations de danger imminent et permanent induits par ces mutations, dans l’exécution quotidienne de nouveaux gestes de métier. Par exemple les infirmières anesthésistes (IADE) sont devenues infirmières de réanimation après moins d’une journée de formation, comme si ces métiers étaient les mêmes. Imagine-t-on demander à un journaliste économique de partir comme reporter de guerre au prétexte qu’ils sont tous deux porteurs d’une carte de presse ? Aussi, les Infirmières de bloc (IBODE) sont devenues aides-soignantes. Mais, comment une IBODE, Infirmière spécialisée dans les gestes chirurgicaux complexes, qui ne prend jamais en charge les familles de patients en fin de vie, va t-elle supporter de se voire confier l’accompagnement d’un fils auprès du corps mort de son père ? On ne s’improvise pas soutien psychologique de premier recours face à une famille endeuillée sans éprouver un sentiment d’imposture.

Chez les héros, des degrés de visibilité différents

Les paramédicaux ont pris conscience que personne ne se soucie de leurs limites physiques et psychiques, qu’ils manquent tragiquement de structuration collective pour revendiquer des protections, des innovations, des compensations. Leurs échanges, leurs plaintes prolifèrent au quotidien sur leurs réseaux sociaux rapportant les souffrances physiques (privation de sommeil, travail en rotation de 12h, tendinopathies) et psychiques (concentrations intenses et prolongées pour ne pas faire d’erreurs, sensations de danger imminents pour soi même, pour les patients ou la famille si on rapporte le virus à la maison, discordances sociales et affectives avec sa propre famille, ses propres enfants et adolescents).

Les médecins, pris dans le tourbillon des nouveautés à intégrer à leurs pratiques cliniques, s’interdisent de faire des réunions collectives dans l’angoisse d’une contamination massive du personnel. Ils multiplient les mails entre acteurs fatigués, mais ils ne sont pas forcément réceptifs à l’engagement corporel et mental total des paramédicaux, qui limite leur perception d’informations nouvelles.

Transformation des lieux, transformation des gens

Si cette pandémie a engendré une transformation profonde de l’hôpital, elle s’est faite avec la participation active et la transformation profonde des personnels de l’hôpital. Ils ont dû se saisir de la nouvelle réalité, du manque d’informations et de moyens, de la rapidité d’expansion, de la sévérité des atteintes, de la nouveauté et la difficulté du travail, des angoisses personnelles ou des peurs. De nouveaux circuits de communication, d’échanges, de collaboration sont apparus.

Certains médecins ou chirurgiens se sont alors mis à disposition, en bataillon de main d’œuvre, pour aider les personnels des réanimations dans la manutention des patients. Certains métiers rendus invisibles et presque inutiles par le COVID ont trouvé une utilité sociale nouvelle par leur disponibilité.

Les engagements d’aujourd’hui

Si ces apprentissages imposés par la pandémie ont dévoilé une réalité nouvelle, « impensée » encore quelques semaines avant, cette réalité n’a pu voir le jour que par les engagements individuels, la disponibilité pour les gardes, pour la rotation des effectifs en réanimation, la solidarité d’exposition pour protéger les plus faibles ou les plus âgés, ou les proches de personnes à haut risque.

Cette nouvelle réalité a été organisée par des collectifs attentifs à l’égalisation des périodes de nuits entre les paramédicaux, la délibération autour des affectations, au respect des préférences de chacun. Pour tout cela, il faudra souligner longtemps l’ingéniosité et le professionnalisme de tous, quel que soit son niveau hiérarchique. Toutes ces transformations ont permis aux soignants de se mettre en accord avec leur éthique professionnelle au travers d’un engagement sans faille, qui leur a permis de résister à l’épuisement. Car ce qui protège toujours de l’épuisement, c’est la possibilité de faire du travail de qualité, de donner du sens à ce qu’on fait et que ce sens soit reconnu.

Lire la suite,  » Les risques de demain », sur le site https://blogs.mediapart.fr

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Notes
[1] Service Anesthésie, Centre Hospitalier de Bourg en Bresse. Centre de Recherche en Neurosciences, Équipe TIGER, CNRS 1072-INSERM 5288, Lyon. UMRESTTE, UMR-T9405, Université Gustave Eiffel, Université Claude Bernard de Lyon

[2] Docteur en psychologie, psychanalyste, responsable du réseau de consultations souffrance et travail.

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