Du burn-out à la joie de l'effort: ce que la fatigue révèle de la condition humaine

Burn Out, Stress Travail et Santé

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Auteur d’une «Ode à la fatigue», le philosophe Éric Fiat explore ce trait constitutif et universel de la nature humaine. Il distingue entre les bonnes fatigues, celles qu’on a choisies, et les mauvaises, celles qu’on subit, dans un monde voué à la performance et à la compétition généralisées.

Professeur à l’université Paris Est Marne-la-Vallée, où il enseigne l’éthique médicale, Éric Fiat est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur la fragilité humaine, dont La Pudeur (Plon, avec Adèle Van Reeth). Il publie «Ode à la fatigue» aux éditions de l’Observatoire.
LE FIGARO.- Vous consacrez un livre à la fatigue, thème universel mais pourtant peu abordé par les philosophes. Commençons par une définition: qu’est-ce que la fatigue?
Éric FIAT.- Je dirais d’abord qu’être fatigué, c’est avoir le sentiment que quelque chose en soi ne répond plus bien: le sentiment d’une lourdeur, d’une pesanteur, d’un engluement. La perte d’un certain nombre de possibilités: on n’en peut plus… La fatigue s’oppose bien sûr à la forme. L’homme en pleine forme est comme le vieux Faust retrouvant un corps jeune: il sent en lui «pétiller une liqueur nouvelle». S’ouvre à lui une quasi infinité de possibilités également joyeuses: courir ou ne pas courir, écouter de la musique ou travailler, méditer ou aimer: faire mille choses ou n’en faire aucune et jouir du simple bonheur d’exister. Mais l’homme fatigué sent lui se fermer l’éventail des possibles. La fatigue? Une perte momentanée de fraîcheur, de lumière, de vivacité, de légèreté, de célérité, de souplesse, de lucidité, de ductilité, de discernement – c’est-à-dire au fond de possibilités. Comme si la fatigue était une petite et passagère vieillesse…

Qu’est-ce qui vous a poussé à parler de ce sujet?
Ce qui m’a conduit à parler de la fatigue, ce sont deux choses: d’abord ma propre fatigue. André Comte-Sponville dit très justement que philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. Pour être fidèle à cette belle définition, il me fallait écrire sur ce qui me touche au plus vif – et donc sur cette lancinante fatigue qui depuis des années est dans ma vie. Le deuxième événement qui m’a conduit à travailler ce thème essentiel, et que vous dites justement peu abordé par les philosophes: mon métier de professeur de philosophie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, responsable d’un Master d’éthique médicale. Mes étudiants sont des soignants, médecins ou non médecins, qui connaissent tellement la fatigue qu’il me fallait pour honorer leurs témoignages, écrire un jour sur la fatigue…
La fatigue est souvent associée à une sensation désagréable, qu’on cherche à éviter. Peut-elle avoir des vertus? Lesquelles? Comment distinguer la «bonne» de la «mauvaise» fatigue?
Entre la bonne et la mauvaise fatigue, existe évidemment tout un nuancier, un dégradé, un herbier de fatigues. Mais je dirais que la bonne fatigue est souvent la fatigue qu’on s’est choisie, la mauvaise celle qu’on subit. Comme exemples de bonnes fatigues: celle du sportif vainqueur, celle des amoureux qui se sont aimés toute la nuit, celle de l’Homme qui a le sentiment du travail bien fait, du devoir accompli. Trois personnages qui dormiront du sommeil du juste, la joie de la victoire et de l’amour, le plaisir moral d’avoir été comme on voulait être fomentant la récupération rapide des forces perdues dans le jeu, l’amour, le travail. Et comme exemples de mauvaises fatigues: celle bien sûr du sportif vaincu, de l’amoureux qui n’est plus aimé, du travailleur qui a l’impression d’un inachèvement. Dormant du sommeil de l’injuste, nos trois personnages ne trouveront même pas dans le repos de quoi se restaurer, puisque leur nuit sera traversée de «ces vagues terreurs qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse» ainsi que dit Baudelaire. Plus généralement, la mauvaise, la méchante fatigue est celle qui conduit à l’épuisement, à la lassitude d’être et d’être soi, celle qui aliène, prostre, accable, donne le sentiment que la vie est plus un fardeau qu’un cadeau.
Cette fatigue en effet s’accompagne de sensations désagréables, et je comprends très bien qu’on cherche à l’éviter. Le burn-out, qui en est la forme extrême, fait tant de mal aux hommes d’aujourd’hui! Mais toutes les fatigues ne sont pas mauvaises, et même celles qui ne sont pas les joyeuses que je disais plus haut ont des vertus: une fatigue assumée, avouée nous apprend l’humilité, le vrai courage, la rêverie.
En effet, le «burn-out», ou épuisement professionnel, est un syndrome de plus en plus fréquent en entreprise. Cette maladie est-elle selon vous typiquement moderne ou bien a-t-elle toujours existé (acédie médiévale)?
Le burn-out est un phénomène terrible, et qui galope de nos jours. Ce n’est pas parce que j’ai cru bon de le rapprocher de ce que les Pères de l’Église nommaient l’acédie, cette mauvaise fatigue, ce dégoût qui prenait nombre de moines 7-8 ans après être entrés au monastère, que j’en minimise la gravité contemporaine. Mais en effet il est troublant de constater à quel point les descriptions de l’acédie par les Pères de l’Église ressemblent incroyablement aux descriptions par les psychologues et les sociologues du travail du burn-out (traduit imparfaitement par «épuisement professionnel» car y manque alors l’idée de brûlure intérieure). Saint Jean Climaque remarque que l’acédie se manifeste soit par l’incurie (retard aux offices, génuflexion oblique, manque de soin), soit par l’hypercurie (obéissance apparemment impeccable à la règle, mais simplement mécanique: le cœur n’y est pas). On constate exactement la même chose chez les soignants épuisés qui soit bâclent leurs tâches, soit les mécanisent pour ne pas s’effondrer.
En quoi la fatigue est-elle un trait constitutif de la condition humaine? Comme la mort, donne-t-elle une dimension tragique à l’existence?
On pourrait dire que parce que la vie est effort, tous les vivants sont exposés à la fatigue. Mais il me semble que les hommes le sont infiniment plus que les plantes et les animaux: parce qu’ils sont les seuls vivants à savoir qu’ils auraient pu ne pas être et qu’ils ne seront plus, les seuls vivants qui se savent contingents et mortels, les hommes sont tous à la recherche d’une légitimation du fait qu’ils soient et qu’ils soient comme ils sont, d’une justification de leur présence dans ce monde, d’une attestation de leur dignité d’être. Cette recherche est la source principale de leurs fatigues. En d’autres termes: parce que l’humanité n’est pas dans l’homme comme la roséité dans la rose ou la circularité dans le cercle, elle est une tâche. «Faire bien l’homme, et dûment», comme disait Montaigne, suppose un effort qui engendre bien des fatigues, est une tâche qui pourrait se nommer «le dur métier d’exister». Pour le reste, vous avez me semble-t-il tout à fait raison de rapprocher la fatigue de la mort: ne dit-on pas de l’épuisé qu’il est «mort de fatigue»? Mais je dirais que la fatigue et la mort, qui font partie de la condition humaine comme telle, peuvent nous conduire à un autre sentiment que celui du tragique, je veux dire au sentiment de la joie: j’aurais pu ne pas être – mais je suis! Quelle chance! Je ne serai plus, mais je suis encore: quelle joie! Et pour revenir à notre thème, proposons qu’il puisse y avoir une douceur qui suit la fatigue, particulièrement quand cette fatigue résulte du don de soi aux autres. Les parents qui ont veillé leur enfant malade – mais guéri ; l’amoureux qui a porté son amoureuse dans ses bras pour que sa robe ne soit souillée sont certes bien fatigués ; mais leur fatigue peut engendrer une joie que les paresseux, les économes, les avares d’eux-mêmes ne connaîtront jamais.
Dans nos sociétés ultra-individualistes, la fatigue semble être particulièrement considérée comme une tare et on met tout en œuvre pour lutter contre elle. Pourquoi?
Sans doute parce que ces sociétés ultra-individualistes sont moins des sociétés du devoir, ni même du plaisir, que de la performance. Tocqueville l’avait annoncé dans De la démocratie en Amérique: «Ils ont aboli les privilèges de quelques-uns, ils rencontreront la concurrence de tous». Dans un monde où chacun est le concurrent de tous, où seul le performant semble digne d’exister, tout aveu de fatigue est vécu comme un aveu de faiblesse, voire d’indignité.
Notre président de la République clame haut et fort ne dormir que 4h par nuit ; Que vous inspire cette performance? De quelle éthique est-elle le symbole?
Si cette «performance» permet à «Jupiter» de bien servir la France et les Français, et au-delà de prendre mieux soin du monde (ce qui est la vocation de l’action politique selon Hannah Arendt: le souci, le soin du monde) que ne l’ont fait certains «Rois fainéants», alors comment ne pas s’en réjouir? Le problème est que si certains Hommes peuvent se contenter de 4 heures de sommeil, ce n’est pas le cas de la plupart des autres… Ce qui m’inquiéterait, c’est que les infatigables, les toujours frais et dispos en joyeuse marche républicaine dans l’époque nous obligent à marcher du même pas qu’eux. Alors nous serions nombreux à ressentir un point au côté de notre âme. Alors nous serions nombreux abandonnés sur le bord du chemin, disqualifiés parce qu’incapables de nous adapter à un monde toujours plus rapide et toujours plus complexe. L’éthique que porte en ses flancs cette célébration de la vigilance est une éthique «bien dure aux miséreux» comme disait Renoir dans son film French cancan.

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