Le non-jugement absolu est à la mode. C’est beau, mais peu compatible avec la nature humaine, qui est submergée d’a priori et d’émotions négatives, estime Stéphanie Hahusseau. Dans un ouvrage qui vient de paraître, cette psychiatre nous invite à les vivre sans culpabilité
Par Marie-Pierre Genecand pour le journal Le Temps
«On est de plus en plus sommé d’éprouver de la bienveillance. C’est comme le pass sanitaire en période de pandémie, il faut la produire systématiquement. Résultat, elle est proclamée, mais de plus en plus feinte. Y compris dans une situation comme la parentalité où on nous enjoint d’éprouver des émotions exclusivement généreuses comme l’amour, la gratitude, la joie ou l’empathie.»
Stéphanie Hahusseau n’y va pas par quatre chemins. Dans Laisser vivre ses émotions. Sans culpabilité ni anxiété, qui vient de sortir aux Editions Odile Jacob, la psychiatre et psychothérapeute parisienne conteste ce refus contemporain du mal en nous. «Tout être humain incapable de discerner en lui la haine, la jalousie, l’envie, le ressentiment, l’amertume, la colère ou la peur est une personne dangereuse pour elle-même et pour les autres», prévient-elle.
Intégrer le chaos en soi
L’idée de cet ouvrage? Reconnaître ses émotions les plus sombres, les considérer sans paniquer, car elles sont juste une part de nous, elles ne nous définissent pas, et entreprendre de les digérer. En bonne thérapeute, Stéphanie Hahusseau ne s’arrête pas au constat. Elle donne des techniques pour intégrer, puis désintégrer ce chaos en soi.
Comme l’envie par exemple. La société de consommation est hypocrite. Elle a beau être basée sur la compétition – avoir plus et mieux que son voisin –, elle demande au citoyen de ne pas baver devant les réussites d’autrui comme le loup de Tex Avery et de faire preuve de détachement. Or, «quand on nous apprend à avoir honte d’une émotion négative, on multiplie par deux le dommage psychique puisque la honte est elle-même une émotion. Dès lors, nos réactions sont de plus en plus toxiques», diagnostique la psychiatre. De toute façon, impossible de réprimer une émotion. Si l’indésirable quitte l’esprit, elle «se manifeste dans le corps» et finit par ressortir de manière incontrôlée.
Les risques de l’alexithymie
Cette incapacité à reconnaître ses émotions négatives porte d’ailleurs un nom. L’alexithymie. Ce n’est ni de la répression ni de l’inhibition, car ces deux actions supposent un frein conscient. Les personnes alexithymiques sont incapables d’identifier leurs affects. Quand elles parlent d’une situation émotionnelle, «elles restent très générales dans leurs récits, sont souvent un peu ennuyeuses, se perdent dans des détails factuels au détriment des sentiments qui les ont animées».
L’Antiquité se méfiait déjà des émotions, note la psychothérapeute. Appelées «passions», qui vient de pathê («souffrance» en grec), elles paraissaient excessives ou feintes au philosophe Aristote. Sauf la colère, valorisée chez les hommes comme qualité virile et (déjà) décriée chez les femmes. Petit glissement, ensuite, chez les Romains. Inspirée par Sénèque le stoïcien, cette société commence à «associer l’empire sur soi et la maîtrise froide à la virilité et l’excès d’émotions à la nature féminine». Le mot «émotion» apparaît au XVIe siècle où, là encore, «l’impassibilité ou la dissimulation» marquaient la noblesse, quand les débordements signalaient un ancrage populaire.
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