ENQUÊTE EXCLUSIVE. Malaise aux Impôts : dans les centres des Finances publiques, l’humain perd du terrain

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Article de Scandola Graziani et Théophile Steiner, de France 3 Bretagne

Les contribuables ne sont pas tous égaux devant leur déclaration d’impôt. Certains ont les moyens de se faire aider par un avocat fiscaliste, quand d’autres doivent se tourner vers le service des impôts, une administration chamboulée par les réformes et les réductions d’effectifs. A travers le témoignage de ses agents, plongée dans le malaise d’un système qui met désormais à distance ses usagers.

« Excusez-moi, est-ce que c’est ouvert ? » Il est 14 heures, un mercredi après-midi de mars. Devant le centre des impôts de Rennes, une vieille dame et un jeune homme attendent patiemment face aux grilles fermées. Un agent sort, il s’arrête au niveau de Gisèle. Veuve depuis quelques mois, elle cherche des réponses concernant sa pension de retraite. Papiers fiscaux à la main, elle semble décontenancée : « Il y a sept ans, c’était ouvert toute la journée. » Sauf que, « maintenant c’est de 8h45 à 12h en portes ouvertes, et sinon l’après-midi sur rendez-vous », l’informe Gérard Huré, représentant syndical à Solidaires finances publiques 35. Aujourd’hui, Gisèle n’arrive ni à prendre rendez-vous sur Internet, ni à vérifier les horaires sur le Web. « J’ai essayé d’appeler plusieurs fois, sans jamais recevoir de réponse. » 

Représentante CGT Finances publiques dans le Nord, Annick résume en quelques mots la difficulté actuelle du traitement des demandes des contribuables. « On a fermé des plages d’accueil car on n’était pas assez nombreux. Mais les gens ne sont pas au courant, ils viennent l’après-midi, très insatisfaits. On ne peut pas répondre à toutes leurs questions, ce qui crée des conflits », explique-t-elle. 

Une rupture d’égalité entre contribuables 

L’accompagnement d’avant, celui de l’accueil sans rendez-vous aux guichets toute la journée, a disparu. Marie-Pierre, agente de catégorie C dans un Service des impôts des particuliers (SIP), résume en ces termes : « On veut éloigner les gens de l’accueil. S’ils veulent un rendez-vous physique, on doit les inciter à ne pas venir. 50% du temps, on arrive à régler le problème comme cela, et ceux qui insistent viennent. » Un propos que conteste Hugues Bied-Charreton, le directeur régional des finances publiques Bretagne (DRFip). Selon lui, « la DGFip se redéfinit au contraire sur les centres d’accueil, qui sont l’avenir des finances publiques. C’est le cœur de la mission du service public ».

Pourtant, les nombreuses suppressions d’emplois ont eu pour conséquences de diminuer le nombre d’agents présents à l’accueil. Pour Marie-Pierre, « on fait en sorte de laisser les usagers sur Internet ». Un non-sens pour Annick, selon laquelle « on n’a pas les moyens d’être une e-administration, on n’est pas bien dotés… Les usagers viennent et déversent leur mécontentement sur nous ». En Bretagne, le nombre de personnes reçues au guichet a dégringolé de 51 684 en 2017 à 4 321 en 2020, même si cette baisse est pour partie due au Covid.  

Aux suppressions de postes s’ajoutent les conséquences des réformes « modernisatrices » de la fonction publique. La DGFip met en place des numéros nationaux, des 0 800, où des agents répondent de manière globale, ce qui ne permet pas finement une aide individualisée des contribuables. 

Ce constat s’étend aux services d’impôts des entreprises. Avant même la crise sanitaire, la fermeture de l’accueil physique sans rendez-vous a été systématisée. « Un gage de qualité » à en croire le Rapport d’activité 2020 de la DRFip Bretagne. Pourtant, de nombreux entrepreneurs se retrouvent isolés par cette réorganisation structurelle. D’après Luc, agent dans un Service des impôts entreprises (SIE), « c’est un système qui exclut les indépendants. Il n’est pas toujours facile de nous joindre, car on est de moins en moins nombreux, et on a toujours autant de sollicitations téléphoniques. Nous sommes le service public des gens à l’aise avec le numérique ».  

Parallèlement, le recrutement de contractuels au sein de la DGFip s’intensifie pour remplacer des fonctionnaires fiscalistes. Anne Guyot-Welke, porte-parole Solidaires Finances publiques s’alarme : « On n’est pas contre les contractuels en tant que personnes, mais si on avait un volume de recrutement à la hauteur des besoins, ils devraient passer les concours. Ce n’est pas le cas. Sans concours, ils n’auront pas le statut qui garantit aux contribuables le bon fonctionnement de leurs demandes. On ne peut pas appeler cela une présence fiscale. »

Les agents des finances publiques s’inquiètent de ce qu’ils « ont l’impression d’être de moins en moins un service public », selon les dires de Luc, qui craint in fine une dégradation du service rendu aux usagers. « La fiscalité n’est pas simple. Quand on explique quelque chose à un contribuable, il y a souvent de nouvelles questions qui surgissent, notamment pour les plus défavorisés. Celui qui est riche peut compter sur son avocat fiscaliste. Cela constitue un début de privatisation de la mission », avance Anne Guyot-Welke. Conserver un service public de conseil fiscal permet à tous d’éviter des écueils : mal remplir sa déclaration d’impôts peut entraîner des conséquences financières pour le contribuable. Par exemple, cela détermine le calcul d’Aide personnalisée au logement (APL), des allocations familiales, et plus généralement des droits sociaux. 

Face à cette rupture d’égalité, la plupart des agents se sentent impuissants. Ils ont l’impression de mal faire leur métier et peinent à y trouver du sens. A cela s’ajoutent les réductions d’effectifs et les fusions de services. Après quinze ans de politique d’austérité, la DGFip est aujourd’hui « un service public attaqué en état de phase terminale » assène la syndicaliste Anne Guyot-Welke. Mais que s’est-il donc passé depuis pour que la tension soit aussi forte aujourd’hui ? 

En 2008, Nicolas Sarkozy, alors Président de la République lance l’une des réformes de politiques publiques les plus emblématiques de son quinquennat : la fusion de la Direction générale des impôts (DGI) avec la Direction générale de la comptabilité publique (DGCP) ou Trésor public. Ce regroupement a alors pour but d’apporter un meilleur service et une meilleure gestion des dossiers des contribuables. À terme, l’idée est de mettre en place un « interlocuteur fiscal unique », soit la possibilité pour les usagers de traiter l’ensemble de leurs démarches fiscales au même guichet, avec le même interlocuteur. 

A l’époque, cette grande fusion a déjà des répercussions sur les conditions de travail des agents de la nouvelle DGFip. D’après Annick, élue CGT dans le Nord,  « ce sont [ses] collègues de la DGCP qui ont été absorbés par la DGI. Ils ont eu un ressentiment, et il y a toujours un fossé, avec une gestion différente de la leur. Ils avaient leurs petits services à quatre ou cinq personnes et ils sont arrivés dans des grands services impersonnels ». Agente dans un SIP breton, Roselyne déplore cette situation : « On ne nous a jamais appris à comprendre le métier de l’autre [celui du Trésor]. On fait les deux métiers, et les collègues doivent avoir un minimum de connaissances pour pouvoir dépanner les gens. »

Fusions de services et suppressions de postes

Plus récemment, la refonte du service public des impôts a subi un coup d’accélérateur dans le cadre d’une autre réforme : le Nouveau réseau de proximité (NRP). Lancé en juillet 2018 par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics et ancien porte-parole du gouvernement Sarkozy, ce projet doit permettre aux directions départementales d’engager une autre organisation des services sur la période 2020-2023. Sur le papier, il s’agit d’optimiser le maillage territorial de la DGFip en renforçant la présence locale des Finances publiques : « Nous avons pour objectif à la fois de regrouper nos agents pour gagner en efficacité, d’augmenter le nombre de points de contact et de points d’accueil du public sur le territoire avec des permanences qui soient organisées de manière pérenne », annonce Olivier Dussopt, le ministre délégué chargé des Comptes publics dans un discours prononcé devant des élus locaux rassemblés à Bercy en 2020, deux ans après le lancement de la réforme. À l’origine, le NRP faisait partie des solutions pour répondre  à la crise des Gilets jaunes qui dénonçaient le manque de services publics. 

Mais depuis le lancement du NRP, restructurations, fusions et délocalisations rythment le quotidien des agents. « Le nouveau réseau de proximité a entraîné la suppression de deux mille trésoreries partout en France. On a retiré aux trésoreries leurs missions de recouvrement et de conseil, pour les mettre dans des centres plus grands. Une fois la substance vidée, elles ont été fermées, la structure territoriale s’est énormément réduite », déplore Anne Guyot-Welke, porte-parole de Solidaires Finances publiques. 

Pour ce qui concerne l’accueil, ces trésoreries sont supposées être remplacées par les Maisons France services (MFS) et les agents qui y travaillaient ont été transférés dans des centres d’impôts plus grands. D’après Marie-Pierre, agente au service gestion d’un SIP (Service des impôts des particuliers), « si les personnels d’une Maison France Services s’aperçoivent qu’il y a une demande au niveau de l’impôt, ils la transfèrent au SIP ». Puisque, d’après la CGT Finances publiques 35, « seuls les fonctionnaires des Finances publiques peuvent répondre aux questions les plus complexes ». Pour compenser, il a été décidé de créer des permanences d’une demi-journée par semaine, à la demande. C’est alors à « un agent du SIP volontaire de se déplacer. C’est laissé à l’initiative de chaque agent », s’indigne Marie-Pierre. Pour Hugues Bied-Charreton, directeur de la DRFip Bretagne, cela n’est pas un problème dans la mesure où les salariés des MFS « sont formés deux fois par an aux questions fiscales. Ce sont en plus des personnes dynamiques et compétentes »

En parallèle de la suppression des trésoreries, le NRP a aussi occasionné des regroupements dans les Services des impôts des particuliers (SIP) et dans les Services des impôts des Entreprises (SIE). « Ils profitent de fusions pour supprimer les emplois, mais les tâches restent les mêmes », s’inquiète Marie-Pierre. En Ille-et-Vilaine par exemple, les SIE sont passées de neuf à quatre en seulement deux ans. Côté SIP, Rennes est passée de quatre à deux services, alors que le directeur de la DRFip Bretagne affirme avoir « maintenu le nombre de SIP : deux à Rennes et cinq dans le reste du département. Il n’y a pas eu de suppression de SIP ». À proprement parler, on ne peut le contredire, mais les fusions de SIP et les transferts de postes au sein des SIE sont, eux, bien réels. Si le directeur affirme que l’objectif du NRP n’est pas de supprimer des postes, ce projet représente malgré tout une économie de 363 équivalents temps plein à l’échelle nationale d’ici à 2023, d’après les informations issues des contrats passés par la DGFip avec le Fonds pour la transformation de l’action publique (FTAP), dans le cadre du « Grand plan d’investissement ».

Les réductions d’effectifs liées au NRP interviennent dans un contexte général de suppressions de postes à la DGFip. Dans son rapport social unique national de 2020, la DGFip compte environ 100 000 employés dans ses rangs, contre 124 000 au moment de la fusion en 2008, ce qui représente une diminution  de 20%. Pour réduire ses dépenses, la direction joue sur les départs à la retraite et sur la mise en place de nouvelles réformes. A l’échelle du département d’Ille-et-Vilaine, le syndicat CGT Finances publiques a recensé quatre cents suppressions de postes en dix ans. Jacques Stéphan, le secrétaire départemental de la section CGT Finances publiques 35, dénonce « un véritable plan social », ce qui n’est pas sans conséquence sur le moral des agents. 

 » C’est toi qui sautes « 

Un agent de la DGFip à propos de la mutation d’un de ses collègues

Stress, peur et mutations contraintes seraient la nouvelle routine de ces fonctionnaires, comme le précise Luc, agent d’un Service des impôts des entreprises (SIE) : « Un certain nombre de fusions sont intervenues ces dernières années. Elles ont occasionné le déplacement de collègues. Aujourd’hui, ils font une trentaine de kilomètres pour venir travailler. Je pense à un collègue à qui on a dit : “Ton emplacement disparaît, c’est toi qui sautes”. C’est quelque chose de violent. Finalement, le départ d’un agent vers un autre département lui a permis de rester jusqu’à l’année suivante. Pour l’instant cela se passe comme ça. Les collègues ont l’impression d’être des pions. » Les restructurations entraîneraient une perte des repères professionnels : soit l’agent change de lieu de travail et intègre une nouvelle équipe, soit il ne suit pas les missions et est amené à changer de métier.

Aujourd’hui, quand une annonce de fermeture de service est communiquée, les agents doivent remplir une fiche de mutation et faire un certain nombre de vœux. Luc n’est pas dupe : « La direction veut montrer que tous les agents obtiennent leurs vœux de mutation, mais c’est normal parce qu’ils appellent les agents qui n’ont fait qu’un ou deux vœux pour les inciter à en faire d’autres. Résultat : l’agent aura peut-être son cinquième ou sixième vœu, mais pour l’administration, c’est un gage de satisfaction. » Pourtant, « il n’y a pas, il n’y a jamais eu de mutation forcée à la DGFip ! », s’emporte le directeur de la DRFip Bretagne, avant d’admettre qu’il y a « effectivement des transferts d’emplois dans les SIE. On joue sur les départs à la retraite (autour de 4 500 par an) et on supprime les emplois vacants ». En revanche, il insiste sur le fait que les suppressions de postes ne sont « ni la cause, ni la conséquence » des restructurations. 

Plus généralement, pour le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), les transformations du réseau de la DGFip s’accompagnent de nombreuses mobilités, qui risquent d’avoir des effets délétères sur la santé des agents (fatigue, contraintes nouvelles pour concilier vie professionnelle et vie privée). Roselyne le constate tous les jours :

« On a des burn-outs, des problèmes d’AVC, d’autres qui se mettent dans l’alcool, tout cela est caché. Ces réformes ne tiennent pas du tout compte de l’humain. »

Les déplacements et transferts de pôles sont prévus jusqu’en 2026, au grand dam de Solidaires finances publiques 35 qui, dans son compte rendu du comité technique local (CTL) du 21 octobre 2021, dénonce une absence de concertation. Un argument que réfute Hugues Bied-Charreton. « Notre objectif est de rassurer sur les restructurations. Je vais aller sur le terrain, je ne reste pas dans ma tour d’ivoire. On explique toutes les évolutions aux agents pour ne pas qu’ils aient le sentiment que l’on fait les choses dans leur dos », insiste le directeur.  

Lire la suite de l’article de Scandola Graziani et Théophile Steiner, « Les Rennais appelleront… Cahors », « Des agents sous pression », « Un rouleau compresseur », « Le numérique, un outil à double tranchant », « La crainte que la machine ne remplace l’homme », sur le site de France3 Bretagne

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