Au cours des dix dernières années, les plateformes de travail en ligne ont connu une croissance spectaculaire. Ce type de travail comporte des risques spécifiques.
Nous avons eu le plaisir d’interviewer à ce sujet Pierre Bérastégui, Chercheur à l’ETUI, auteur de la publication « Exposition aux facteurs de risque psychosociaux dans la « gig economy » – Revue systématique « .
??????Pour commencer par le commencement, qu’appelle-t-on risques psychosociaux ?
C’est sans aucun doute un bon point de départ. Les risques psychosociaux concernent tous les aspects de l’environnement de travail qui sont susceptibles de perturber la santé mentale. On peut citer comme exemples typiques le fait de devoir travailler dans des délais serrés, le manque d’implication dans la prise de décisions, une communication inefficace ou des exigences contradictoires. Ces risques sont dits « psychosociaux » car ils désignent les facteurs sociaux qui influencent les réactions psychologiques des travailleurs.
S’agissant de ces réactions psychologiques, les risques psychosociaux ont tous un point commun : ils entraînent un stress lié au travail qui, à son tour, engendre ou aggrave plusieurs troubles comme la dépression, l’anxiété ou les troubles du sommeil. […]
Autre élément important à mentionner : les risques psychosociaux sont à la fois cumulatifs et interactifs. Cumulatifs, car un travailleur exposé à de multiples facteurs de risque est plus susceptible de connaître des problèmes de santé mentale. Et interactifs, parce que l’association entre le stress et d’autres troubles est bidirectionnelle. Par exemple, le stress entraîne des troubles du sommeil, mais le manque de sommeil nocturne est également un facteur de stress.
En substance, les facteurs de risque psychosociaux provoquent l’apparition d’un cercle vicieux qui, une fois enclenché, est difficile à rompre sans supprimer la cause première.
Les travailleurs de la gig economy sont-ils particulièrement exposés à ces risques psychosociaux ?
Nous manquons encore d’études quantitatives démontrant l’ampleur de ces problèmes, mais les premières recherches suggèrent que ces travailleurs sont en effet particulièrement exposés. Par exemple, environ 20 % des crowd workers souffrent de dépression majeure, soit un taux environ trois fois supérieur à celui de l’ensemble de la population.
Dans votre rapport, vous indiquez que les travailleurs des plateformes éprouvent des problèmes dans trois grands domaines : l’isolement physique et social, la gestion algorithmique et la surveillance numérique, le caractère intermittent du travail et les carrières sans frontières. Détaillons le premier point : pourquoi le travail sur les plates-formes est-il synonyme d’isolement physique et social ?
Dire que l’être humain est un animal social n’est certainement pas neuf. Les interactions sociales jouent de toute évidence un rôle essentiel dans notre bien-être, et pour de nombreux individus, une grande partie de ces interactions se vivent au travail. En plus de permettre de mener une vie plus satisfaisante, la socialisation au travail renforce les relations professionnelles et fait office de bouclier protecteur contre le stress lié au travail.
Mais dans la « gig economy« , les interactions sociales sont rares. Le travail est exécuté individuellement, sans contact et souvent en concurrence avec d’autres travailleurs. Le manager direct est remplacé par une application mobile qui suit et contrôle l’activité des travailleurs des plateformes. Quant aux interactions avec les clients, elles consistent essentiellement en des commentaires quantitatifs et impersonnels transmis par le biais de l’application.
De ce fait, bon nombre de travailleurs indépendants se sentent déconnectés physiquement et mentalement des autres êtres humains. Cette situation est encore plus problématique pour les travailleurs qui fournissent des services numériques puisque, eh bien… ils ne rencontrent même pas physiquement le client. C’est le cas des travailleurs en ligne qui opèrent sur des plateformes de type Fiverr ou Upwork, où l’ensemble du processus de contractualisation, d’exécution mais aussi de livraison des prestations est effectué à distance.
Cet isolement professionnel et l’absence de lieux de travail partagés sont à l’origine de multiples facteurs de risques psychosociaux, notamment un manque de soutien social, des difficultés à combiner vie professionnelle et vie familiale, ainsi que le sentiment d’effectuer un travail dénué de sens.
Pour ce qui concerne le deuxième point, que signifie une gestion algorithmique et quel est son impact sur les travailleurs ?
La gestion algorithmique est un moyen utilisé par les plateformes pour superviser les travailleurs à distance. Elle peut être définie comme un ensemble de pratiques de supervision et de contrôle qui sont commandées par des algorithmes mathématiques. En assumant des fonctions relevant des RH, ces algorithmes se voient confier la responsabilité de prendre des décisions qui affectent le travailleur.
Mais ce processus de prise de décision automatisée nécessite une grande quantité de données précises, qui ne peuvent être obtenues qu’en suivant de très près les activités et les allées et venues des travailleurs. Ce suivi permanent permet de prédire avec précision les comportements des travailleurs, ce qui se traduit ensuite par des décisions managériales, comme l’identification des travailleurs les plus compétents et la répartition des tâches en conséquence.
Il est démontré que la surveillance constante et les techniques de gestion automatisées concourent à accélérer le rythme de travail et à susciter un manque de confiance à l’égard de la plateforme. De plus, cette gestion algorithmique limite les possibilités pour les travailleurs des plateformes d’exprimer leurs préoccupations et de contester les décisions des managers.
Plus précisément, pouvez-vous nous en dire davantage sur les notions de nudging et de gamification ? Quelles en sont les implications ?
La plupart des plateformes recourent à des incitants, des « nudges » automatisés pour influencer le comportement des travailleurs. Et cela inclut effectivement des éléments de gamification, comme les badges de gratification et les objectifs de revenus par exemple. Il a été démontré que ces mécanismes incitatifs stimulent effectivement la productivité selon des modalités prévisibles pour les plateformes.
Par exemple, la « Uber quest feature » récompense les chauffeurs par un bonus quand ils effectuent un certain nombre de trajets dans un laps de temps donné. Tout comme dans les jeux vidéo, l’application prévoit un encouragement lorsque les travailleurs atteignent un palier déterminé – dans ce cas, un petit feu d’artifice accompagné d’une musique agréable. Le « surge pricing » constitue un autre exemple des pratiques de « nudging » d’Uber.
Surge pricing? C’est-à-dire ?
Il s’agit du fait de faire payer plus cher un trajet pendant les périodes de forte demande, pour une zone géographique donnée. Ce système est intégré dans l’application par le biais de cartes thermiques, d’incitations et de notifications instantanées à des moments clés, notamment lorsque les chauffeurs sont sur le point de se déconnecter.
En plus d’augmenter le rythme de travail et la surcharge de travail, une telle pratique intensifie encore la concurrence entre les chauffeurs, empêchant ainsi l’émergence de solidarités, d’actions collectives et la formation d’intérêts collectifs parmi les travailleurs.
Mais ce ne sont là que deux exemples parmi un large éventail de mécanismes de contrôle utilisés par les plateformes pour influencer le comportement des travailleurs.
Vous mentionnez que le caractère temporaire du travail, ou plutôt, pour reprendre votre expression, sa fugacité, sa transcience, crée tout naturellement une énorme détresse chez les travailleurs. Comment se manifeste-t-elle et pourquoi ?
Sur le marché du travail traditionnel, les travailleurs peuvent encore tabler sur une certaine forme de continuité dans l’emploi. La plupart des entreprises font montre d’une certaine clarté quant aux parcours de carrière attendus et accompagnent les individus dans leurs futurs rôles potentiels. Dans la « gig economy« , en revanche, le travail consiste le plus souvent en des missions de courte durée qui laissent les relations de travail ultérieures en suspens. D’autre part, le caractère indépendant du travail sur les plateformes implique que les travailleurs sont seuls responsables de leur subsistance économique et de leur planification de carrière.
Ce que les plateformes présentent souvent comme une opportunité de variété et d’autonomie oblige en fait les travailleurs à gérer la complexité de plus en plus grande de leur vie professionnelle. Bon nombre de travailleurs doivent en fait être actifs sur plusieurs plateformes et combiner plusieurs sources de revenus pour s’assurer un niveau de vie décent.
Votre rapport démontre clairement que le travail sur plateforme ne constitue pas une activité secondaire pour une grande partie de la main-d’œuvre, pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui, contrairement aux idées reçues, bon nombre des travailleurs des plateformes dépendent en grande partie des revenus qu’ils perçoivent grâce à elles. Par exemple, en Italie, en Suède et au Royaume-Uni, le travail sur plateforme représente plus de la moitié des revenus de 30 % de ces travailleurs.
Du point de vue de la santé et de la sécurité au travail, un tel degré de dépendance et d’incertitude donne lieu à des sentiments persistants d’insécurité, ainsi qu’à des sollicitations émotionnelles élevées. Pour conserver leur employabilité, les travailleurs se sentent obligés d’être extrêmement affables, de tolérer des comportements inappropriés et de ne laisser aucun souhait sans réponse, ce qui peut être épuisant et stressant sur le plan émotionnel.
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* Gig economy : économie des petits boulots. Le terme, très populaire aux États-Unis, désigne principalement les plateformes collaboratives comme Uber ou Deliveroo qui n’emploient pas des salariés mais travaillent avec des micro-entrepreneurs (anciennement auto-entrepreneurs, qui exercent une entreprise individuelle sous le régime fiscal de la micro-entreprise.)
Source : https://www.novethic.fr/lexique/detail/gig-economy.html