La novlangue managériale a infesté l'administration hospitalière

Stress Travail et Santé

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Dans un redoutable petit ouvrage, un spécialiste de neurochirurgie fournit une analyse originale de la crise profonde que traverse l’hôpital: le langage y est devenu symptôme.

Trouvant son origine dans l’asphyxie des services d’urgence, la crise du monde hospitalier français ne cesse, depuis un an, de prendre de l’ampleur et d’inquiéter le plus grand nombre. On ne compte plus les mouvements de protestation, les menaces, les appels solennels au gouvernement et au président de la République. Cette crise, cette colère, ce désespoir parfois, touchent désormais l’ensemble des soignant·es des hôpitaux. Et depuis quelques jours, un mouvement sans précédent (la démission adminsitrative de plus de 1.200 chef·fes de service) commence à affecter le cœur financier de ce monde hospitalier.

Face à ce mouvement sans précédent en France, le gouvernement semble comme dépassé. Les quelques réponses techniques et financières annoncées au fil des mois par Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, sont vite apparues comme déconnectées de la réalité et des ressentis. C’est ainsi que nous commençons collectivement à prendre conscience d’un mal plus profond. Au-delà de ses indiscutables difficultés financières, l’hôpital public en France est, pour la première fois de son histoire, en quête de sa fonction, de son identité, de sa raison d’être. Et l’on observe le refus croissant, désormais massif, du corps médical de le voir transformer à jamais en une forme d’industrie.

C’est dans ce contexte qu’une analyse originale de ces phénomènes vient nous être fournie. Elle est signée du Pr Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie du CHU de Tours: L’hôpital, une nouvelle industrie – Le langage comme symptôme (éditions Gallimard, collection Tracts), dont Slate.fr publie ci-dessous un extrait.

L’auteur enrichit les analyses économiques développées par ailleurs en se penchant sur le foisonnement, rarement exploré, du langage managérial qui a envahi et étouffe l’hôpital public français. Où l’on retrouve quelques-unes des perversités de la novlangue imaginée par George Orwell dans son 1984.

«Démarche d’excellence.» On ne parle pas comme ça dans la vie. Il s’est passé quelque chose pour qu’au sein d’un hôpital une telle expression surgisse et qu’en ses murs intervienne un cabinet de consulting. J’imaginais ce type d’officine plus rompu à faire admettre dans la joie un programme de licenciement ou à bourrer le crâne de cadres combatifs qu’à mettre son nez dans l’organisation d’une institution de soins […]

Cette «démarche d’excellence» griffonnée sur un coin de feuille, j’ai peu d’efforts à faire pour me souvenir que cette expression figurait déjà dans plusieurs documents: courriels, notes diverses, comptes-rendus de réunions et gazette du CHU. Documents truffés d’expressions analogues («questionner les enjeux», «articuler les ambitions», «définir les leviers d’animation des équipes», etc.). Parcourant cette gazette, je m’aperçois être incapable de dater la création d’une Direction de la communication au CHU, Dir’ Com’ au demeurant responsable de la publication périodique de ces pages où la vie est belle et le monde bienveillant.

Certes, le langage a changé. L’usage par les hommes politiques de la langue de bois n’est pas récent mais atteint de nos jours une telle fréquence que «décrypter» s’impose. Cette langue masque sous des termes tarabiscotés, constats, projets, décisions…, dont l’énonciation simple brutaliserait l’oreille. Comme l’avait théorisé Georges Orwell sous l’idée de novlangue dans 1984 et analysé Françoise Thom pour les régimes communistes, elle «remplace le sens par le signal, la pensée par l’affect». Déconnecter les mots de la chose, inhiber le langage jusqu’au politiquement correct est devenu pandémique.

Un autre fait me réveille: cette langue a infesté de grands pans de l’administration hospitalière. Ce n’est pas étonnant, celle-ci vouant une foi démesurée dans les capacités de ces cabinets de consulting. L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) y laissait 1,2 million d’euros en 2016, soit le salaire annuel d’une trentaine d’infirmier(e)s en début de carrière. Mais pourquoi ne parle-t-on plus simplement à l’hôpital?

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