Nicolas Bonnet raconte la mise en place d’un service de 32 lits de réanimation Covid+ en région parisienne à partir du 9 mars 2020. Il décrit les pratiques de formation accélérée des collègues, la solidarité, l’épuisement, la monotonie de prises en charge et les enjeux éthiques du travail en réanimation, en particulier des « décisions de limitation » (propos recueillis par S. Ringanadépoullé).
Je suis Nicolas Bonnet, j’ai 32 ans, je suis médecin réanimateur et cardiologue de formation à l’hôpital Avicenne et Jean-Verdier. Je travaille dans une structure de réanimation médico-chirurgicale de 32 lits : 16 de réanimation, 8 de surveillance continue à Jean-Verdier et 8 de surveillance continue à Avicenne où nous prenons en charge des patients qui ont des détresses vitales ou des défaillances d’organes nécessitant un traitement de suppléance. Ce sont des malades plutôt graves dont le pronostic vital est engagé et dont la mortalité dans le service est assez élevée puisqu’elle avoisine 28% des patients admis en réanimation en temps normal, hors crise du Covid.
On est une équipe de 10 ETP sur les deux sites dont 2 professeurs, 7 praticiens hospitaliers, 5 assistants + 7 internes et beaucoup de paramédicaux : infirmiers, aides-soignants, secrétaires, agents des services hospitaliers. Au total on est 80 et pendant la crise du Covid on est passé à 120 avec les renforts !
Nous ça a commencé début mars. En janvier il y avait les premiers malades du coronavirus en réanimation sur le sol français. Notre service a été sollicité plus tardivement le 9 mars. Initialement on n’était pas un hôpital de première ligne, on était un hôpital de deuxième ligne c’est à dire qu’on recevait des malades quand les hôpitaux de première ligne étaient saturés. Comme on peut s’en douter, la saturation des premiers hôpitaux est arrivée vite, on a donc reçu assez rapidement ces patients. Il a fallu mettre en œuvre beaucoup de choses pour augmenter la capacité d’accueil de patient grave dans l’hôpital. Ce qu’on a fait : les 8 lits d’USC (Unité de surveillance continue) ont été transformés en lits de réanimation, soit 24 lits de réanimation et on a aussi utilisé les 8 lits de soins intensifs de cardiologie (USIC) pour en faire des lits de réanimation. On est monté à 32 lits de réanimation dédiés « Covid+ » (Covid positif). On a par ailleurs un deuxième site avec 8 lits d’USC en temps normal, qu’on a transformé en lits réanimation « Covid – » (Covid négatif) pour continuer à accueillir les malades graves mais qui n’avaient pas le coronavirus. Il y en avait quand même, il ne faut pas les oublier, certes ils étaient moins nombreux à cette époque-là mais il y en avait.
On est 80 (médecins et paramédicaux) en temps normal. Pour 32 lits de réanimation « Covid+ » plus les 8 lits « Covid – » ce n’est pas assez, il a fallu avoir du renfort. Notamment du renfort en terme humain qui soit infirmiers, aides-soignants ou médical et même matériel. Il a fallu équiper, en un minimum de temps, les chambres d’USIC et certaines d’USC en respirateur et en pousse-seringues électriques pour que les médicaments soient administrés en continue notamment la sédation et certains antibiotiques. Il y a eu de la solidarité entre les équipes puisque beaucoup de personnes sont venus nous aider ; initialement des différents services de l’hôpital. L’activité programmée de l’hôpital a été suspendue, ce qui a permis de réduire l’activité des services, et de mettre à disposition du personnel en secteur COVID. Les blocs opératoires non urgents ont été aussi différés… parce que qui dit bloc opératoire dit nécessité de réanimation et il fallait éviter de surcharger les réanimations. Ca a permis aussi de libérer tout le personnel (médecin anesthésiste, infirmier anesthésiste, aide-soignant, brancardier) du bloc opératoire afin de compléter les équipes en réanimation. On a aussi arrêté toutes les convocations pour les hospitalisations dites programmées des patients qui pouvaient être différées. Je parle hors activité de cancérologie, dont les enjeux diagnostiques et thérapeutiques ne peuvent être différés.
La réanimation c’est particulier en terme de spécificité technique, d’engagement thérapeutique, de maniement des machines, ça nécessite un apprentissage ; donc on a formé le personnel paramédical en simulation. On a organisé quelques jours de simulation quand la crise n’était pas encore à son paroxysme, à son acmé. Tous les jours par groupes de 5 par demi-journées on a formé des paramédicaux aux techniques de réanimation comme par exemple la manipulation et le changement de ligne des cathéters veineux-centraux, des cathéters artériels, comment manipuler la sonde d’intubation, et l’apprentissage de la procédure d’habillage en secteur Covid. Du coup c’était pas mal apprécié, ça s’est fait sur la plateforme de simulation de l’université et tout le monde s’y est mis. On a mis également une infirmière référente pour former au plus vite les infirmières à la prise en charge des patients de réanimation.
Après, au niveau médical, on a eu beaucoup de renforts de médecins, à la fois d’anesthésistes du service d’anesthésie qui étaient un peu plus disponibles pour venir nous aider. Mais aussi et surtout des personnels de réanimation d’autres régions qui eux n’étaient pas en grand pic épidémique, donc leur service n’était pas saturé. Par solidarité, et après appel de l’AP-HP, ces gens sont venus nous aider. Donc nous avons eu des personnes de Nantes, de Bordeaux… c’était sympa. Il s’est formé une belle équipe. Il y a aussi tous nos anciens internes qui sont venus nous aider sur les gardes, sur le planning de fonctionnement de jour, à faire tourner les choses. Je les remercie tous.
Pas mal d’internes des autres services sont venus aider, on a eu des pédiatres, des psychiatres, des internistes, des cardiologues, qui sont venus nous rendre service; donc ça faisait plus d’internes qu’en temps normal. Même si la charge de travail était lourde sur le plan médical, au vu de l’aide extérieure apportée, elle a été finalement constante. Même pour les gardes (il faut savoir qu’elles ont été multipliées par 2,5), énormément de gens sont venus aider
Au niveau organisationnel, (32 lits sur Avicenne, 2 médecins séniors et1 interne de garde pour la nuit, week-end compris et à Jean Verdier 8 lits de réanimation, 1 senior de garde et 1 externe) je peux vous affirmer que 2 médecins de garde et 1 interne sur 32 lits ce n’est pas du luxe. Il faut savoir qu’à côté de nos 32 lits de réanimations, nous gérons aussi les détresses vitales de l’hôpital dans les autres services. Au pire de l’épidémie mi-avril, le bip sonnait continuellement. On a été contraint de ventiler des malades dans des services conventionnels d’hospitalisation avec des respirateurs transports qu’on trouvait à gauche à droite et qu’on maintenait là-haut sous surveillance dite « dégradée » : c’est-à-dire que l’infirmier de la salle (qui n’avait pas trop l’habitude) devait surveiller un malade ventilé en attendant son transfert dans une autre structure plusieurs heures puisque les SMUR étaient saturés aussi. Certains médecins ont mal vécu parfois de laisser des patients ventilés en salle, avec une surveillance non optimale avant leur transfert.
Je parle pour notre région, il y a un truc qui a été fait et qui est formidable c’est qu’en IDF la capacité de réanimation pour la crise a doublé : on est passé de 700 lits en temps normal à plus de 1400 (ce sont les chiffres de l’APHP, en Ile-de-France, on est passé de 1200 lits à 2500 lits) en un temps record. Des moyens humains et matériels ont été déployés assez rapidement ce qui a permis d’augmenter considérablement la capacité de lits. Il y a un autre système qui s’est mis en place en parallèle c’est qu’il y a eu une régulation « Ile-de-France Covid », où tu as des médecins (des chirurgiens initialement et je crois qu’il y a d’autres gens qui les ont rejoints par la suite) qui faisaient de la régulation. On appelait un numéro dédié lorsqu’on avait besoin d’un lit de réanimation et eux dispatchaient les malades là où il y avait des lits. Le centre de régulation savait en permanence là où il y avait des lits soit par un système d’appel téléphonique le matin soit informatique : on envoyait nos lits disponibles le matin et le soir. C’était bien organisé.
Après sur la charge psychologique du dilemme : qui on prend en réanimation ? qui on ne prend pas en réanimation ? en fait ça n’a pas beaucoup changé par rapport à l’activité quotidienne de réanimation. Habituellement en réanimation on a moins de lits (hors crise sanitaire). On a des malades qui ont une durée de séjour assez longue, ça peut aller jusqu’à plusieurs semaines et les places de réanimation ne sont pas toujours disponibles ; c’est le premier dilemme. Donc on est obligé parfois de transférer des malades, on essaye de ne pas le faire mais quand on est obligé on le fait. Et le deuxième dilemme c’est : qui on admet en réanimation ? qui va avoir un bénéfice à la réanimation ? parce que la réanimation se sont des soins lourds, invasifs et qui entraînent (dans la prise en charge) nécessairement un maléfice ; mais le maléfice est acceptable quand on a un bénéfice à la fin ; quand on restaure l’autonomie du patient. Durant le séjour en réanimation, l’autonomie des patients est forcément entravée. Tout l’enjeu de la réanimation, est de savoir si nos soins ne vont pas à l’encontre de l’autonomie future, à l’encontre de ce qui est acceptable par le patient et pour le patient. Le but de la réanimation c’est de rendre au malade une autonomie acceptable, peut-être pas la même autonomie qu’en entrant mais au moins qu’il ait une autonomie compatible avec une vie sociale, professionnelle et humaine. On réfléchit à tout ça avant d’admettre un malade : est ce qu’il va être capable de tolérer les soins invasifs ? est-ce qu’à la sortie de la réanimation son pronostic fonctionnel va être conservé ? on se pose des questions, on a des critères d’admission qui ne sont pas basés sur l’âge mais plutôt sur la réserve fonctionnelle qu’on évalue de différentes manières : les comorbidités, l’autonomie antérieure, la fragilité liée à l’état nutritionnel etc.
Face à ces dilemmes, on essaye de prendre les décisions en équipe, en journée c’est confortable, il y a toujours plusieurs médecins La nuit c’est moins confortable, hors Covid le médecin de garde est tout seul avec l’interne et donc les discussions se font de façon plus isolée (il y a toujours quelqu’un disponible au téléphone, il y a une astreinte mais ça reste plus limité).
Concernant les internes, je ne suis pas sûr qu’ils l’aient mal vécu, ce n’est pas mal vécu mais il y a une sorte d’épuisement sur la durée, parce que ça dure longtemps même si c’est qu’un mois et demi, c’est un mois et demi à faire tout le temps la même chose. Les malades se ressemblent énormément, c’est toujours 50 ans, pas de comorbidité, un peu en surpoids, qui a une monodéfaillance respiratoire, donc il y a une certaine monotonie qui s’installe dans le service. C’est tous les mêmes et d’ailleurs on les mélange, on ne sait plus comment ils sont ventilés. On est obligé de prendre des notes alors qu’avant on ne le faisait pas forcement. Il y a eu un épuisement, une sorte de lassitude à la fois en terme de diversification de la pathologie et d’apprentissage. Ils le verbalisent bien. En plus ils (les internes) ont été prolongés d’un mois, ils devaient changer début mai de stage (c’est tous les six mois, de novembre à mai de mai à novembre) sauf que pour éviter d’avoir des internes peu formés aux techniques de réanimation (parce que ça nécessite quand même une formation : poser des cathéters, manipuler un respirateur, intuber un malade, ça s’apprend en plusieurs semaines) dans un contexte de crise aiguë avec beaucoup de malades à gérer, leur stage a été prolongé. On aurait manqué de temps pour reformer de nouveaux internes
Il y a un épuisement aussi dans le sens où ils disent : « ouais… ça fait six mois qu’on voit de la réanimation » alors qu’ils ne sont pas forcément réanimateurs. Nos internes sont des jeunes médecins, cardiologues, internistes, gastroentérologues, neurologues …qui viennent ; et du coup ils n’aspirent pas tous à faire de la réanimation mais dans le cursus médical le stage de réanimation est fortement conseillé. Il y a donc une lassitude sur la monotonie des pathologies en ce moment, en disant : « on ne voit que ça, on a envie de retourner à notre spécialité de base ».
On se rend compte que c’est important pour eux de diversifier les pathologies et surtout les habitudes de service. Une fois qu’ils ont l’habitude d’un service, ils aiment bien aller voir comment ça se passe à côté, dans les habitudes de travail, dans les prises en charge, parce qu’il y a des spécificités qui ne sont pas toujours les mêmes partout.
En fait, certaines spécificités ne sont pas les mêmes partout, notamment les protocoles de sédation, comment on retourne un malade, la discussion d’antibiothérapie. Ce ne sont pas les mêmes partout. Pour harmoniser les pratiques on a dû faire des protocoles pour que tout le monde fasse la même chose dans le service et ce n’est pas forcément ce qui est fait à côté. Les internes aiment bien qu’on discute et posent beaucoup de question, on leur répond de façon objective et éclairée avec les données bibliographiques à disposition mais ils aiment bien vérifier ce qui se fait ailleurs aussi, de voir une autre approche… ce qui est normal.
Je veux bien rajouter un truc là, on est dans une phase où on est le 6 mai, on est à la fin du confinement. Le confinement a quand même fait effet et a permis que le virus circule beaucoup moins, donc le nombre d’infectés consultant à l’hôpital est extrêmement réduit maintenant. On a des lits de réanimation qui sont vides, donc là on fait l’inverse de ce qu’on a fait initialement. On vide des parties de services pour les restituer à leur fonction initiale. Les lits de cardiologie, on les rend à la cardiologie par exemple.
On rentre dans une phase où les malades ventilés, le sont depuis longtemps (la réanimation d’un patient ayant le Covid est une réanimation qui peut prendre beaucoup de temps). Ils vont rester à l’hôpital encore longtemps. C’est cette phase de stagnation, d’amélioration extrêmement lente, qui est un peu compliquée à gérer. On est un peu frustré, on aimerait que les choses aillent plus vides pour leur rendre service plus vite.
Ce matin on a extubé un patient, ça faisait un mois et quelques jours qu’il était ventilé, il a 40 ans, ça se passe très bien. Tout l’enjeu et le dilemme c’est la réhabilitation globale, qu’elle soit respiratoire ou motrice, et ça c’est le travail des kinésithérapeutes, d’orthophonistes, parce qu’avoir un tube dans la gorge pendant longtemps on a des troubles de la déglutition. Tout ce travail est long mais les malades finissent par s’améliorer et ils reviennent nous voir après sur leurs deux jambes ; et là on sait pourquoi on travaille, c’est un peu gratifiant.
Ils restent longtemps, on les connait bien et ils nous connaissent bien. Il y a une certaine proximité qui se passe, d’ailleurs parfois, on les appelle par leur prénom… pour ceux qui sont capables de communiquer et à que ça ne dérange pas évidemment. On rentre dans leur intimité et ça rapproche.
C’est une forme de transfert aussi, un transfert médecin patient. Les médecins ne sont pas dénués d’affects et c’est une bonne nouvelle. Mais ça dépend de beaucoup de choses, ça dépend de comment on est psychologiquement au départ, ça dépend aussi de l’histoire de vie du malade et du transfert qu’on en fait. Il y a certaines histoires qui touchent plus que d’autres. Il y a différents facteurs qui rentrent en compte… l’histoire familiale et personnelle du malade se télescopent un peu avec l’histoire personnelle et familiale du médecin et parfois il y a un transfert et un affect qui s’installent et qui rapprochent.
Ca m’est arrivé une fois. Souvent c’est quand tu t’identifies au patient. Moi j’ai 32 ans, certains ont 32 ans en réanimation, quand ils ont ton âge déjà on se dit : « en fait ça n’arrive pas qu’aux autres ». Ca nous arrive de prendre en charge des malades qui sont jeunes pour des pathologies qui ne sont pas très graves mais qui vont se compliquer par la suite. Le malade dont je te parle initialement, venait pour une complication de son diabète (acidose cétose). Durant son séjour, il a fait un arrêt cardiaque sur une embolie pulmonaire grave, il a été massé, on l’a assisté sur le plan cardiologique, on a mis une ECMO[1] et il s’en est sorti, il a récupéré sa fonction neurologique normale, celle qu’il avait avant, il a repris le travail, il va très bien. Toutes ces histoires nous touchent, j’ai raccourci en une phrase sur le plan médical mais ça a duré plusieurs mois. Donc on est plusieurs mois avec sa famille, sa femme, il avait des enfants en bas âges qu’on laissait rentrer en réanimation accompagnés de psychologue. En réanimation quand tu as moins de 15 ans tu ne peux pas venir, c’est un peu traumatisant ; mais certaines exceptions sont faites, avec l’aide des psychologues, on peut les laisser rentrer.
Lui, il n’y a pas eu de décision éthique de limitation à prendre mais parfois ça arrive en réanimation quand on se rend compte que nos soins invasifs malheureusement ne fonctionnement pas et que le patient ne répond pas aux traitements. Il faut parfois prendre des décisions qui sont difficiles et qui sont collégiales dites de « limitation ». Collégialement, on discute de l’opportunité de maintenir tel ou tel traitement chez les patients quand on pense que nos traitements n’apportent plus de bénéfice au patient, quand nos traitements entraînent de la souffrance sans espoir de guérison. Il va falloir limiter les traitements du malade. Parfois même on fait des discussions d’arrêts thérapeutiques actives : on continue les soins de confort, de nursing mais on arrête les thérapeutiques actives c’est-à-dire maintenir un respirateur quand c’est futile…. Donc là si tu as un affect qui a pris le dessus, les discussions vont être difficiles, on est parfois confronté à ça, rarement, mais ça arrive…
Les décisions de limitation ne sont pas toujours prises en une fois. Nous on a des réunions quotidiennes, où tout le monde est convié : l’infirmier qui prend en charge le malade, l’aide-soignant, le cadre, le médecin, les internes, les externes et on discute collégialement, on prend l’avis de tous (on l’appelle « le quatorze heures trente » à 14h30). On décide d’une limitation uniquement quand il y a unanimité. Quand il n’y a pas d’unanimité, les discussions durent plus longtemps et parfois elles se font sur plusieurs jours. Les familles de patient ont un rôle central, on discute avec elles, et on les informe de la situation, et souvent elles abordent spontanément ces questions-là. Avec tout ça on arrive à être consensuel dans la décision, mais ça prend du temps. Parfois on a des dilemmes éthiques véritables où on a recours aux commissions éthiques d’abord locales à l’hôpital et après si ça ne suffit pas on demande à l’échelon supérieur mais c’est exceptionnel.
Pendant le Covid ça nous est arrivé. On avait un patient hospitalisé pour un Covid, son état ne nécessitait pas de ventilation mécanique invasive. Il ventilait avec une machine qu’on appelle « un oxygénateur à haut débit » qui permet d’administrer jusqu’à 60 litres d’oxygène pure par minute… ce qui permet de supplémenter une défaillance modérée respiratoire. Il était donc vigile. Lui il était en réanimation chez nous, sa femme était en réanimation dans une autre structure et son fils également était hospitalisé en réanimation dans une 3ème structure. L’évolution de son fils, n’a pas été favorable, puisqu’il est décédé. Ce monsieur était vigile et très anxieux de savoir le devenir de ses proches et son avenir à lui…. Quand on a su que son fils était décédé, toute la question était de savoir s’il fallait le lui dire ou pas, dans le sens où on avait peur que ça décompense son anxiété et que ça puisse jouer sur le plan respiratoire. On a posé la question à différents protagonistes dont c’est le métier. L’éthique est une spécialité à part entière sur le plan médical, ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire sur un coin de table. Et du coup on a été aidé par ces structures.
Le patient a guéri, on lui a annoncé que son fils était décédé. C’est une grande douleur d’apprendre qu’un proche est décédé sans avoir pu être auprès d’eux. C’est une annonce qui se fait à plusieurs, le médecin, l’interne et le psychologue aussi….
Ils ont une grande place quand même les psychologues. On a une psychologue présente deux ou trois jours dans la semaine et ils sont deux : une psychologue titulaire et une stagiaire. Donc sur la continuité de la semaine on arrive à avoir un psychologue disponible. Avant le confinement, les familles avaient le droit de venir visiter leur proche et ça change beaucoup de choses. Les familles venaient et avec les malades capables de discuter on leur proposait un accompagnement psychologique, selon qu’ils sont d’accord ou pas les psychologues interviennent. Si le malade n’est pas capable de discuter ou d’interagir il est proposé à la famille d’avoir un accompagnement psychologique aussi. Le psychologue était physiquement disponible avec une salle dédiée et des entretiens dédiés avec un contact physique. Et pendant le Covid, les familles ne pouvaient plus venir du jour au lendemain. Par mesure sanitaire on a interdit toute visite pour protéger à la fois les personnes qui venaient et les soignants. Ca a posé plusieurs soucis, les familles sont très demandeuses et très inquiètes du devenir de leur proche. Les psychologues se sont organisés d’une manière différente ; comme ils ne pouvaient plus avoir de contact direct il y avait une permanence téléphonique. Nous ce qu’on faisait c’est que tous les après-midi, le médecin en charge du malade appelait les familles pour donner des nouvelles. Ce n’est pas les familles qui appelaient c’est nous parce que sinon ils appelaient toutes les deux minutes et ce n’est plus gérable. A ce moment-là on leur proposait un accompagnement psychologique et on leur donnait le numéro de téléphone qui a été mise en place. Et ils avaient en ligne un psychologue disponible.
Il y a des choses qui ont été mises en place très précocement. Je ne sais pas comment c’était ailleurs mais pour nous ça a été mis en place très rapidement et ça a même été mis en place pour les médecins. Nous on avait un numéro différent. Je ne sais pas qui l’a utilisé, moi je ne l’ai pas utilisé. Après, les psychologues ils viennent te sonder tous les jours, en discutant avec toi ils t’analysent. Je pense que c’est important de débriefer, faire ce que vous appelez des « feed-back » je crois. On ne l’a pas encore fait, mais je pense que c’est important de faire une synthèse de ce qui a été fait, ressenti, sur le plan personnel mais aussi collectif et savoir comment on peut faire mieux la prochaine fois.
Mais nous ça va hein… L’exercice de la réanimation du Covid VS non-Covid, à part le nombre de malade, ça n’a pas changé grand-chose. On est toujours dans l’urgence nous. On est accoutumé, on est moins sensible… on reste sensible… mais moins sensible à des situations d’extrêmes urgences, de détresse vitale qu’on sait gérer. On a appris et maintenant avec l’expérience on est capable de gérer des situations de stress aigu intense de façon très posée. Ca s’apprend par l’expérience.
Face à la situation de détresse vitale il y a plusieurs comportements. Ceux qui ont de l’expérience sont derrière, posés et organisent l’équipe et la chaîne de soin de façon calme, claire et concise. Et lorsque les choses sont ainsi tout marche mieux, mais c’est un apprentissage. Quand tu es réanimateur tu apprends le leadership sur les situations d’urgence donc tu organises ton équipe. Il faut donner des rôles, il faut communiquer et tout cela ça ne s’apprend pas dans les bouquins, c’est de la pratique et de l’expérience.
Il y a eu deux phases dans la crise du Covid. La première phase, c’est la découverte d’une maladie nouvelle, c’est passionnant, c’est palpitant, on essaye de comprendre des mécanismes physiopathologiques, on observe les conséquences cliniques : les thromboses, les surinfections et toute cette recherche est extrêmement intéressante et stimulante. Là on rentre dans une seconde phase, une période où on a un peu fait le tour, les essais sont en cours, les communications de résultats prendront quelques semaines encore ; on a moins de malades, c’est moins percutant intellectuellement
Au début certains traitements ont été essayé et on a communiqué dessus, du coup il y a eu un ancrage dans la population générale en disant : « il y a un traitement efficace il faut le donner à tout prix ». Mais ce traitement, ce qu’ils ne savaient pas c’est que son efficacité n’est pas démontrée et qu’il y avait des effets secondaires assez graves. Certaines familles nous ont reproché de ne pas mettre en route les traitements qui étaient dits « efficaces » dans les médias. Ca a posé quelques problèmes au quotidien. Parce qu’on se faisait verbalement agresser : « vous êtes irresponsables, vous ne donnez pas les traitements qui marchent »…. alors qu’on n’a aucune preuve. Certaines personnes sont devenues spécialistes de médecine, épidémiologiste, expert en quelques heures. Du coup on fait de la pédagogie et on prend le temps de leur expliquer que ce n’est pas si simple que ce qui est dit dans les médias, que ce sont des raccourcis, que c’est bien plus compliqué que ça n’y parait et que ce n’est pas vrai pour chaque situation. Ca prend énormément de temps de défaire une idée qui est déjà fortement ancrée.
On ne sait pas trop s’il y aura un second pic, en tout cas on se prépare. On est prêt, nos lits de réanimation sont armés c’est à dire qu’ils sont prêts à être utilisés : il y a un respirateur, un scope, des pousse-seringues et les médicaments sont disponibles. Après, est-ce que ça va se passer comme avant ? je ne sais pas, vu les politiques gouvernementales avec les départements verts et rouges, on ne sera pas tous déconfiné en mêmes temps La recirculation du virus va être progressive et l’arrivée des malades aussi. Donc on aura le temps de les voir venir ce coup-ci. On est mieux préparé, surtout maintenant qu’on a l’expérience. De plus, ouvrir des lits de réanimation on l’a fait en un temps record la première fois maintenant on est déjà bien rodé, bien formé, donc on pourra les rouvrir en un temps plus restreint si besoin.
Concernant mes aspirations, il y a une certaine vision des soignants qui a changé : à 20heures tous les soirs aux balcons, tous ceux qui travaillent sont applaudis (les soignants, éboueurs, caissières, fonctionnaires, les forces de l’ordre…). Je ne me fais absolument pas d’illusions mais j’aimerai bien que cette bienveillance perdure un peu. Parfois au quotidien on est traité de façon assez dure: on a des conflits avec les familles de patients qui nous insultent parce qu’ils ne comprennent pas bien ce qu’on fait malgré les explications données… on refait de la pédagogie, on réexplique beaucoup de choses, ça fait partie du métier. Mais j’aimerai bien que ça perdure un peu, qu’il n’y ait pas un effet « chasse d’eau » une fois que la crise est terminée et que tout s’arrête d’un coup.
Il y a aussi la reconnaissance sur le plan politique, parce que l’hôpital public (il ne faut pas oublier) était en crise avant la crise ! Certaines revendications restent toujours d’actualité, dont le questionnement du financement de l’hôpital, et le manque de personnel. Et donc, si on pouvait être entendu, au moins là-dessus, et que certaines mesures politiques soient concrétisées… ça ferait quand même une certaine forme de reconnaissance. Je sais qu’on nous attribué une prime Covid pour le mois de mai, mais ce n’est pas ça qui va régler tous nos problèmes. Le problème est plutôt lié à l’institutionnel et si on n’a pas les moyens de faire tourner l’institution à un moment elle s’effondre. Ce serait bien que ces revendications soient entendues. J’espère que ça a été entendue par nos instances dirigeantes et que cela va changer…. Mais je ne me fais pas d’illusion.
- L’oxygénation par membrane extracorporelle, communément appelée ECMO, désigne, en réanimation, une technique offrant une assistance à la fois cardiaque et respiratoire à des patients dont le cœur et/ou les poumons ne sont pas capable d’assurer un échange gazeux compatible avec la vie.
Via le site https://blogs.mediapart.fr/