Le management est-il pervers par essence ?

28 juillet 2018 | Stress Travail et Santé

Et si aucun management, même « bienveillant », ne pouvait être humainement soutenable ? Et si la nature du management était d’être pervers, sans que les approches via les risques psycho-sociaux, la RSE ou la QVT n’y puissent rien changer ? Au contraire, même, puisqu’elles partagent le même mode de fonctionnement ?*

(Cet article appartient à la série « Harcèlement : paradoxes et nouvelle donne », qui fait suite à la journée sur le harcèlement organisée par l’École de Management de Normandie le 1er février 2018).

Services publics, hôpitaux, recherche académique, vie familiale… Alors que tous les pans de la société cèdent les uns après les autres à la logique managériale, engendrant la même violence, la même souffrance, la même perte de sens, la question mérite d’être posée.
Mais si le management, omniprésent, était pervers, cela se saurait depuis longtemps, non ?

Qu’est-ce que le management ?

Il convient tout d’abord de constater que le management est récent et que la volonté qu’il traduit comme les phénomènes qu’il génère sont nouveaux. Après avoir échoué à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la Nature », pour reprendre la formule de Descartes, la science s’est tournée vers la société (sociologie), puis vers l’humain (psychologie). Elle s’est ensuite peu à peu retournée contre l’humain, puis contre son intimité.
Le management, comme le marketing, traduisent ce mouvement. Les organisations du travail étaient initialement dominées par les ingénieurs, orientées « process », et passaient par la [domestication des corps dans le but de rendre docile et « utilisable » ; elles sont plus tard entrées dans une logique de motivation, initiée par les psychologues et reprise par les gestionnaires, orientée « résultat/performance ». Cette logique passe par l’emprise psychique, dans le but de susciter l’adhésion volontaire et active.
Le management est au cœur de cette mue : son objectif est d’obtenir votre soumission librement consentie en vous faisant notamment intégrer les objectifs de l’entreprise comme étant les vôtres. Ainsi, le conditionnement s’ajoute-t-il au bâton (la peur) et à la carotte (l’ambition). Nous sommes d’autant plus enclins à entrer dans le jeu du management que le travail offre une opportunité de réussite sociale voire de réalisation de soi et que les échecs ou le refus de jouer sont sources a minima de marginalisation.

Le management, source de souffrance ?

Mais ce jeu a un coût. Au carrefour de quatre tendances sociétales majeures qu’il incarne parfaitement, le management repose sur la projection, la rationalisation instrumentale, l’intérêt et la réification.
Par nature orienté « objectifs », avec en ligne de mire les résultats à atteindre, le management oublie de prendre en considération ce qui est. Pour parvenir à ses fins de transformation de la vie et des individus, il rationalise le monde, le traduisant en indicateurs, chiffres, équations ou concepts opaques. Le tout sans interroger le sens des objectifs, sans tenir compte des décalages permanents entre ses mots, chiffres et ce qui se passe dans le réel. Avec toute la violence que cela induit chez les personnes, ignorées pour ce qu’elles sont…
Le management nous plonge dans un jeu de décalages et d’images, dans un monde imaginaire peuplé de discours et de mots vides (on parle de novlangue managériale), de fictions idéologiques (plus de motivation = plus de performance), d’injonctions paradoxales (où quoi que vous fassiez, vous êtes perdants), dans un environnement où le respect des règles ne permet souvent pas de bien travailler.
L’essence subjective de chaque individu est ignorée au profit de quelques indicateurs qui le résument, l’objectivent (c’est la réification), permettent les comparaisons et les évaluations. Les procédures sont, par exemple, des modes opératoires anonymes, focalisés sur certains aspects objectifs au détriment de l’essence subjective. L’exécutant est anonyme et interchangeable, coupé de son histoire, autant que la personne qui les subit.
Pour survivre ou réussir, par intérêt, les individus sont contraints ou incités à appliquer les règles du jeu. Voilà les relations humaines plongées dans des transactions intéressées, dans des stratégies de rapports de force. Nous avons tous socialement intérêt à utiliser l’autre comme ressource objectivée, sans affect, pour chercher notre satisfaction. De même, nous avons intérêt à donner l’image sociale attendue pour être promu, et pour ce faire nous nous « chosifions » également. C’est l’auto-réification, très perceptible lors d’un entretien de recrutement, par exemple.

Le manager idéal est un pervers

La perversité consiste en la destruction jouissive d’un sujet réduit à un objet fécalisé. Dans une danse qui voit se succéder des temps de séduction et de destruction, le pervers tisse sa toile. Coupé de toute histoire, de tout affect, le pervers séduit, réifie et, dans un mouvement de négation et de refus de toute altérité, de toute dignité, il cherche et obtient sa jouissance de la déchéance et de la destruction d’un individu.
De ce fait, le pervers est le manager idéal. Socialement hyper-efficace, il ne (se) pose pas de questions, est orienté objectif… Faites coïncider les objectifs (ce qui n’est pas très compliqué) et voilà, le boulot est fait ! Mais ce n’est pas tout : le management incite les individus à adopter des comportements pervers pour leur efficacité sociale, ou pour se préserver autant que possible d’un pervers. Par ruissellement et mimétisme, la perversité et son implacable efficacité se répandent.
Plus fondamentalement, le management apparaît pervers, par la systématisation du rapport à l’autre intéressé, instrumental et réifiant qu’il provoque, et par sa focalisation sur la performance attendue indépendamment des conséquences humaines. L’ironie est que nous devons volontairement et activement adhérer à ce mouvement pervers pour survivre ou réussir socialement. Heureusement, nous sommes conditionnés dès le plus jeune âge à cette adhésion, ainsi qu’à ne pas (ou peu) en voir les rouages et en sentir les effets. Voire à nier cette perversité. Comme de nombreuses victimes de pervers…
Lire la suite et suivre les liens sur le site theconversation.com
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Pour en savoir plus :
M. Naudin et B. Blanchard (2017), « La dimension perverse du management : contribution à une psychopathologie du management », colloque de l’I.P&M, IAE Lyon-Université Jean Moulin Lyon 3, « Être et mal-être au sein des organisations : adaptation, changement et transformation – devenir, résistance et conflictualité », 16 et 17 novembre 2017.
 

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