Par Lionel Leroi-Cagniart, Psychologue du travail, membre du réseau Souffrance & Travail – Reproduction de l’article avec l’aimable autorisation de la revue « PRATIQUES« .
Ignorer la volonté farouche de bien faire qui préexiste à l’action, c’est prendre le risque de noyer l’organisation dans une mer de paperasserie qui s’autojustifie. Si les collectifs avaient voix au chapitre, on distinguerait l’essentiel de l’accessoire sans être empêchés de faire du bon boulot.
Le couloir du mardi
Le matin, il suffit d’être présent, de regarder et d’écouter. L’irréel long silence d’un couloir peut parfois en dire davantage qu’une réelle agitation. Sous l’apparence du calme couve la plainte. Alors que j’observe l’absence dans ce lieu de vie, s’élève tout à coup le cri de la rage et de l’impuissance confondues. Je reconnais le timbre de voix de ce monsieur de 57 ans. Un soin délicat? Une plaie douloureuse? Une erreur de manipulation? Quoi? Le temps de reprendre son souffle et le résident réitère son appel désespérant. La longue plainte se perd quelque part dans les couloirs, a priori sans heurter une autre oreille que la mienne. Dix minutes que ça dure et toujours le silence comme une vague recouvre une trace dans le sable.
Ancien chef de service, psychologue clinicien ici et du travail ailleurs, je sais les difficultés pour trouver du personnel, les arrêts maladies, mais aussi les erreurs de planning et le manque de personnel sur le terrain. De là à supposer une absence absolue de salariés… Je m’avance dans ce couloir qui n’est pas mon espace de travail habituel. Devant la chambre d’où parviennent les plaintes, je frappe à la porte. Je m’annonce et ne passe que la tête. Il reconnaît ma voix et délicatement m’annonce qu’il attend quelqu’un depuis longtemps. Il sèche ses larmes. Je le vois de dos. Il est nu, assis sur une chaise percée au milieu de sa chambre. Évidemment
abandonné.
Les levers, les couchers, les toilettes, les repas et trop rarement quelqu’un disponible pour discuter, aller se promener, faire quelque chose, exister.…
De retour en salle à manger, où des résidents attendent en silence le petit-déjeuner, une infirmière me dit qu’elle va le voir et m’annonce que le voisin du monsieur ne veut pas sortir de sa chambre, qu’il est bougon. Je retourne dans le couloir. Je suis autorisé à entrer dans la chambre et à m’asseoir pour discuter. Il me fait ses yeux de cocker. À 58 ans… La discussion s’engage. Tout y passe. Le cancer de Johnny, l’absence de sa femme, le décès de sa mère quand il était gamin, l’angoisse de « passer le permis » la semaine prochaine pour son futur fauteuil roulant électrique et surtout l’ennui. Les journées qui se répètent et leur longueur qui s’étire. Les levers, les couchers, les toilettes, les repas et trop rarement quelqu’un disponible pour discuter, aller se promener, faire quelque chose, exister. Nous passerons une partie de la matinée à échanger en divers lieux de la structure. Jusqu’à l’arrivée d’un autre voisin de couloir dépressif, de retour de chez son psychiatre. Cet autre pensionnaire de 59 ans lui aussi attire mon attention dès qu’il m’aperçoit. Je m’approche et c’est un flot de doléances : « Je veux partir d’ici. Tous des cons. Je veux voir le directeur. Il est pas là ? Il est jamais là. Comme les autres. Je m’emmerde ici… »
Nous finirons la matinée ensemble avec les deux autres personnes autour de leur table habituelle dans la salle à manger. Ce qui les relie ? L’ennui le plus épais qui soit, facteur d’aggravation de l’équilibre psychique quand l’autonomie physique est déjà largement réduite.
Ils entendent les équipes se plaindre du manque d’effectif. Ritournelle. Ils comprennent leurs difficultés d’assurer leurs tâches. Réalité. Ils cernent les atermoiements des chefs qui répliquent aux plaintes des équipes. Rarement. Ils finissent par souffrir de leur condition sans issue raisonnable.
Rudesse.
Je peux lever l’écriteau de la « maltraitance institutionnelle » pour expliquer la situation, je n’ai pas de prise sur ce réel qui échappe tant que la hiérarchie ne s’y attaque pas. Mais pour qu’elle puisse envisager qu’elle en soit à l’origine par une défaillance d’organisation, il faudrait qu’elle range ses pudeurs de gazelle. Il faudrait qu’elle apprenne à observer pour analyser sans rejeter systématiquement les « fautes » sur les subordonnées. Mal traiter les soignants, c’est maltraiter les patients. La maltraitance institutionnelle s’organise autour du refus de concevoir que les dysfonctionnements aient des origines qui relèvent de l’organisation, donc de leurs responsabilités. Pour reconnaître cela, il faut baisser la garde de la posture de l’autoritaire.
Du bon boulot avec de mauvais outils ?
Il est des lieux de soins moins connus que l’hôpital, la clinique ou le cabinet de ville. Il s’agit des lieux de vie pour handicapés tels que les Foyer d’accueil médicalisé (FAM), les Maisons d’accueil spécialisées (MAS) du même secteur médico-social. Un directeur général me disait un jour que ce secteur économique n’a jamais souffert du moindre refus budgétaire de la part des politiques, de droite comme de gauche. Plus près du terrain, c’est une autre histoire. Depuis quinze ans, les pouvoirs publics ont mis au pas les gestionnaires de ces établissements aux marges confortables. Et ceci au rythme de concentrations fortement encouragées.
Dans la continuité des lois 2002 et 2005, dites de « rénovation sociale », il est exigé de ces structures toujours plus de traçabilité, reporting, opérationnalité, rentabilité… sur un océan de bonnes volontés des accompagnants et des soignants.
Aujourd’hui, les directeurs sont généralement diplômés de l’école de Rennes. Ils savent établir des budgets. Compléter les canevas de documents fournis par leur direction générale, pour les projets d’établissements par exemple. Répondre à des questions simples et croiser des données pour des évaluations qui interrogent sur leur valeur. Le tout relève d’un système qui rêverait de voir Le travail sans l’homme?, pour emprunter au titre d’un ouvrage du Professeur Yves Clot, philosophe et psychologue.
Bonheur à la tâche non garanti. Entre les directeurs généraux qui déterminent les colonnes de chiffres et militent pour des objectifs généraux et les directeurs qui rament pour fournir de grandiloquents objectifs opérationnels, les chefs de service qui courent après les preuves d’actions pratico-pratiques à fournir, le personnel accompagnant censé afficher un activisme décollé des besoins non élucidés et les soignants qui peinent à trouver leurs repères pour s’accorder une sérénité sécurisante, le tableau s’assombrit. Pour qui ? D’abord pour les personnels empêchés dans leur volonté de bien faire et par voie de conséquence pour les personnes accueillies.
On soigne de moins en moins bien.
On rentabilise de mieux en mieux
Dans un de ces établissements, on leur avait dit que dix minutes de pause supplémentaires pouvaient mettre en danger l’équilibre des finances au service des plus démunis. Si, au début, la culpabilité faisait taire, à la fin elle a fini par agacer. C’est alors que des syndicats ont demandé un audit des comptes.
Et qu’a-t-on découvert ? Que face au manque de moyens pour excuse bidon, les chiffres comptables dénoncent l’opulence. Abondance des salaires hors convention (ceux des directeurs généraux et autres directeurs généraux adjoints). Fonds propres en millions d’euros équivalents à des mois de fonctionnement autonome. Une santé financière de fer et un discours éthique de surface et donc de misère. Et en plus, ils invitent les salariés qui pestent sur la réduction des moyens à aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.
Comment, après tout ça, exiger des subalternes mal traités, aux ressources physiques et psychiques amenuisées, qu’ils prennent soin des personnes fragiles? Comment s’étonner que des accompagnants et des soignants soient malades de ne pouvoir bien faire ce qu’ils aimeraient pourtant réaliser avec fierté ?
En guise d’éclaircie
Nous connaissons toutes et tous (c’est à espérer) des structures où les directions ont misé sur le soutien des équipes pour leur permettre de coconstruire le sens du soin et de l’accompagnement. Il existe des directions qui militent pour engager leurs équipes sur la voie de la coopération, en partant d’une organisation où la participation de chacun permet d’élaborer collectivement du sens. L’autorisation de penser l’action y est soutenue et accompagnée. La clinique de l’activité peut être un moyen de surmonter les impasses de l’impensé. Pour que la routine ou l’habitude n’étouffe pas le désir d’activer l’interrogation chère à Jean Oury : «Qu’est-ce que je fous là ?»