[Procès France Télécom] Jour 17 – Tous les ingrédients d’un management mortifère sont réunis

08 juin 2019 | Suicide Au Travail

L’audience du 3 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Isabelle Bourboulon, journaliste indépendante, membre d’ATTAC, auteure du « Livre noir du management » (Bayard éditions, 2011).

Le terme de management vient du verbe anglais to manage (gérer). On en attribue parfois l’origine au vieux français mesnage (ou ménage) qui, au XIIIème siècle, signifiait l’art de bien conduire les affaires du ménage. On peut aussi y voir un rapport avec le mot manège, là où l’on dresse les cheveux, ou encore avec l’italien maneggiare (contrôler). À France Télécom, le terme se traduit par « faire le ménage ». Car pour inciter les agents à partir dans le but de diminuer radicalement la masse salariale (objectif : 22 000 salariés en moins), tous les moyens et techniques du management dit « moderne » ont été employés.
Le 3 juin 2019, dans une atmosphère pesante, la Cour se penche sur trois cas de suicides et une tentative de suicide, tous survenus à France Télécom entre le 4 et le 18 mai 2008. Ghislaine Régnier, la veuve de Jean-Marc Régnier qui s’est tué par arme à feu dans la nuit du 3 au 4 mai 2008, est à la barre des témoins. « Il aimait son travail, il aimait se rendre chez les abonnés et avoir des contacts avec les gens. Il se donnait énormément à son travail (…) Il était d’un tempérament jovial, ouvert ». Cependant, au retour de son dernier stage de formation informatique, « il n’était plus le même. Il n’en pouvait plus. Il se relevait la nuit pour regarder les schémas. Il savait qu’il n’y arriverait pas, il avait peur qu’on se moque de lui ». Jean-Marc Régnier était un « lignard », un agent des lignes, aguerri aux travaux physiques. Avec le passage de l’analogique au numérique, il a dû se former à l’ADSL, sous la menace de la disparition de son emploi. Ghislaine Régnier parle d’une petite voix tenue, ponctuée de silences lourds d’émotion contenue. Récit poignant d’une dégringolade humaine à l’issue fatale. Plus tard, les prévenus viendront témoigner à moins de trois mètres d’elle, qui a regagné sa place face au tribunal. Pas un, pas un seul d’entre eux, n’aura un mot, un regard, pour Ghislaine (on n’ose dire : « une parole d’excuse »). Au fond, peut-être est-ce mieux ainsi, car on aurait immanquablement senti le faux, l’artificiel dans le discours.

Réorganiser pour éliminer

Comment ? En imposant un ensemble de pratiques managériales dûment recommandées (et grassement rémunérées) par les grands manitous des ressources humaines – les PricewaterhouseCoopers, McKinsey, et autres Deloitte & co -, qui s’inspirent de concepts anglo-saxons élaborés dans les business schools américaines. On remet en cause les processus antérieurs, on impose de nouveaux objectifs, on quantifie, on évalue, on exige des salariés d’être « proactifs » (traduction : à France Télécom, les agents sont tenus de proposer eux-mêmes leur changement d’emploi) et on isole les individus jugés inadaptés en les poussant vers la sortie. Dans certaines entreprises, ceux-là sont désignés par le terme de « 2 i », les « inadaptés inadaptables » (un concept vraiment extravagant !). À France Télécom, les programmes se sont appelés NExT, Act ou New Convergence, Performance… Ces méthodes de management employées dans les grandes entreprises qui se restructurent durent deux ou trois ans : on améliore la marge et, une fois arrivé sur un plateau, on adopte une nouvelle méthode, un nouveau plan à court ou moyen terme. Dont l’intitulé sera en anglais : ça fait plus sérieux. Bien souvent, les changements s’enchainent les uns après les autres. Officiellement, pour s’adapter à l’évolution des marchés et aux nouvelles technologies. Des plateaux en open space aux bureaux cloisonnés, de la centralisation à la décentralisation des tâches, de la spécialisation à la polyvalence des agents, etc. Les techniques de management évoluent en fonction de « l’air du temps » ou de la littérature managériale à la mode, au rythme des besoins de renouvellement des produits proposés par les cabinets de consulting.

L’antagonisme entre exigences de productivité et travail bien fait

Jean-Marc Régnier, lui, souffrait de ne pas pouvoir s’adapter à l’ADSL¹, il redoutait de devoir « aller sur une plateforme » (centre d’appels). Pourtant, « il avait envie de faire cette formation, il n’y était pas allé en trainant les pieds, il s’intéressait même peut-être un peu trop », témoigne sa veuve. Ceux qui souffrent sont précisément les salariés qui s’investissent le plus dans leur travail, qui veulent y trouver du sens et de la reconnaissance sociale. Et lorsqu’ils ne réussissent pas à atteindre les objectifs qui leur sont fixés, ils se retrouvent en échec (« je ne suis pas à la hauteur »). Au sentiment d’être insuffisant, s’ajoute la culpabilité de n’avoir pas su répondre aux prescriptions exigées. Qui n’a pas entendu son manager lui dire « soyez autonomes, soyez créatifs » et, dans le même temps, « respectez les référentiels, soyez conformes aux prescriptions » ? Les psychologues savent que les paradoxes, ça rend fou. Or, on demande aux salariés d’être autonomes dans un monde hyper contraignant et d’être créatifs dans un monde hyper rationnel. Et comme les collectifs de travail ont été laminés, ceux-ci se retrouvent seuls dans leur rapport à l’organisation.
Cette solitude est celle qui a tué André Amelot, un autre agent de France Télécom qui s’est suicidé en se pendant à son domicile, le 19 mai 2008, après une première tentative en avril. Il occupait la fonction de technicien réseaux structurants à Bernay et avait longtemps exercé cette activité en binôme. Son service étant voué à la disparition, André Amelot s’est trouvé coupé de sa communauté de travail et travaillait désormais seul. Son isolement a été encore amplifié par une modification de son organisation de travail fondée sur de nouveaux outils informatiques pour lesquels il n’a pas eu de formation. D’où un sentiment de déclassement social et professionnel exacerbé par la crainte d’être affecté à un service commercial, et l’impression douloureuse de ne plus « servir à rien ». Or, un ressort fondamental du travail, c’est le lien à l’autre, c’est aussi l’espoir d’en tirer un sentiment de fierté, d’utilité ou une reconnaissance. Selon le psychiatre Christophe Dejours², celle-ci passe par deux épreuves principales : le jugement d’utilité (proféré par la hiérarchie) et le jugement de « beauté » (proféré par les pairs), qui porte sur la conformité du travail accompli avec les règles du métier et qui a un impact majeur sur l’identité. Or, celle-ci est l’armature de la santé mentale. Le rapport au travail peut donc engendre le meilleur mais aussi le pire : la crise d’identité et la décompensation psychopathologique.
Lire la suite, « Deux mondes radicalement étrangers », sur le site http://la-petite-boite-a-outils.org
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1 Combien de cadres supérieurs et dirigeants d’entreprise ai-je rencontrés dans ma carrière professionnelle qui ne maîtrisaient pas les nouvelles technologies. Eux, avaient des assistantes pour pallier à leur incompétence…
2 Voir, entre autres, Suicide et travail, que faire ? PUF, 2009

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