L’audience du 20 juin 2019 du procès France Télécom, vue par Elsa Fayner, réalisatrice de La mécanique burn-out ? auteure de Et pourtant, je me suis levée tôt… et de Sexothérapies. Créatrice du blog Et voilà le travail.
Il est rare d’entendre des dirigeants d’entreprise expliquer leur stratégie organisationnelle. Encore plus a posteriori. Qui plus est devant un tribunal. Les échanges des huit prévenus dans ce procès France Télécom ont quelque chose d’incongru, d’inhabituel à tout le moins.
– Mais pourquoi lit-on un tract syndical ?! On a l’impression que c’est une analyse du dossier, s’agace Me Maisonneuve, avocat de Jacques Moulin, quand le Guide de Sud est ausculté à propos des mobilités.
– Est-ce qu’il est normal qu’un tribunal ait besoin d’un document syndical ?! rétorque Cécile Louis-Loyant. Vous en avez fait, vous, un guide, pour les salariés et les fonctionnaires de l’entreprise pour leur expliquer les règles ?
Elle leur parle comme ça, comme à n’importe qui, sur un fil ténu entre langage parlé et précision des termes. Ils répondent en respectant les règles. « Oui, Madame la présidente ». Se rendent diligemment à la barre quand ils comprennent que c’est à eux – de par le poste qu’ils occupaient – que s’adresse la question. S’y retrouvent parfois à deux, épaule contre épaule. Et se tiennent le corps orienté face à elle, comme exigé. Nicolas Guérin, qui représente France Télécom en qualité de personne morale, en offre un dos aveugle aux avocats des parties civiles. Les autres tournent légèrement la tête pour répondre à celui qui a parlé. Un « Maître » est parfois oublié, peu souvent. Dans l’ensemble, le processus est bien huilé. Ça fait sept semaines que ce procès unique a commencé, trois sont encore à venir. Didier Lombard, Nicolas Guérin, Brigitte Bravin-Dumont, Olivier Barberot, Louis-Pierre Wenès, Jacques Moulin, Nathalie Boulanger, et Guy-Patrick Chérouvrier ont pris leurs marques, commis des maladresses. Ils ont appris le langage des juges et, ce jeudi 20 juin, se plongent dans les documents tout aussi rapidement que leurs avocats. Seul Didier Lombard ne lit rien, ne bouge pas. Et c’est dans la salle que les regards des époux sont les plus inquiets.
Mais sur les chaises des prévenus, je sens chez quelques uns un certain plaisir – projection ? Hallucination ? Je ne peux m’empêcher en les regardant durant les sept heures que dure l’audience de me demander comment ils vivent la situation, ce qu’ils racontent le soir chez eux, ce que ça représente dans leur vie – à être entendus, écoutés, à avoir un auditoire, même restreint, une caisse de résonance. Et une autorité, même si elle doit être domptée. D’ailleurs, parfois ça déborde. « Laissez-moi parler, maître Topaloff ! » demande Louis-Pierre Wenès à la barre, d’une voix qui relève plus de l’ordre que de la reprise de parole. Un « plaisir » peut-être pas, mais une forme d’habituation pas si pénible que ça ce jour-là. Le fait de retrouver peut-être une forme d’organisation, de règles, de procédures. De raconter leur métier aussi. D’ouvrir le moteur de la machine, plonger dans le ventre de la bête.
La présidente l’a annoncé en ce début d’après-midi consacré aux mobilités et aux réorganisations : « Il est difficile pour l’instant pour le tribunal d’identifier le contenu des réorganisations, qui est à l’initiative de ce processus, s’il s’agit d’une initiative locale ou nationale, du métier ou de la hiérarchie. (…) On n’a pas de vision chronologique globale de qui fait quoi à quel moment. » Les magistrats du tribunal correctionnel voudraient savoir s’il y a un lien entre la politique de l’entreprise et ces réorganisations. Quels moyens ont été mis en œuvre pour les accompagner, avec quelles règles et dans quelle transparence. Jusqu’à présent du côte de France Télécom, il a été reconnu que les réorganisations avaient été « multiples » mais pas « désorganisées ». La problématique de la délégation est donc au cœur du sujet : qui décidait de quoi ?
Et si les magistrats ont leur langage, France Télécom a le sien, plein d’acronymes – PJ, DT, AVSC, ADCP, ATH – et d’expressions maison, aux contours plus ou moins précis. Que désigne la « résidence administrative », qui était la zone retenue pour certaines mobilités ? Le terme recoupe la région pour France Télécom, pas la commune, répond Nicolas Guérin. « C’est écrit où ça ?! » s’enquiert Cécile Louis-Loyant. « Oui, on ne l’a pas notifié aux fonctionnaires, » concède Guérin. Et « bassin de vie », ça veut dire quoi ? « Vie de quoi, vie de qui ? » poursuit la présidente. Pas de réponse. Quels étaient les critères de choix des personnels qui devaient partir ? Aucun. Des cas par cas. Pas de charte, rien d’écrit apparemment.
On ouvre la machine et on en sort quelques documents, ceux qu’on a trouvés. Y en avait-il d’autres ? Ont-ils disparu ? N’y en avait-il pas ? La présidente en voudrait bien, les prévenus et leurs avocats signalent tel ou tel texte qu’ils ajouteront au dossier, assez mollement. C’en est déroutant. On ouvre la machine et il y a un trou dedans, un vide à l’endroit où des câbles pourraient se relier. La magistrate est donc fort contente d’avoir sous la main un petit dossier complet, émanant de la Direction Territoriale Est, qui recense les fermetures de sites et les changements d’activités en 2007. Jacques Moulin, qui dirigeait alors cette Direction, est appelé pour commenter. Mois par mois, activité par activité. Le moment dure, Jacques Moulin répond à chaque question avec la même conviction. L’installation dans un temps qui se distend propre à la justice. Temps suspendu entre deux parenthèses. Comme pour rejouer plus posément ces années où tout s’est accéléré.
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