[Procès France Télécom] Jour 38.1 – La défense : dire le droit contre la société ?

13 juillet 2019 | Suicide Au Travail

L’audience du 8 juillet 2019 du procès France Télécom, vue par Nicolas Hatzfeld, historien, enseignant au département d’histoire de l’Université d’Evry Val d’Essonne. Il travaille sur l’histoire du travail, l’histoire industrielle et l’histoire de la santé au travail, parmi ses publications citons Les gens d’usine. Peugeot-Sochaux, 50 ans d’histoire, éditions de L’Atelier, 2002, ou avec  Michel Pigenet et Xavier Vigna  (dir.), Travail, travailleurs et ouvriers d’Europe au XXe siècle, Editions universitaires de Dijon, 2016, bibliographie.

Dehors, l’été s’adoucit, la température redescend. La journée s’annonçait moins chaude que celles de la semaine dernière, elle l’est. À l’intérieur du tribunal, c’est un peu la même chose. Les interventions résonnent des débats des jours précédents, des interventions des parties civiles et, surtout, des réquisitions des procureures qui ont marqué les esprits. Est-ce que l’essentiel est dit ? En tout cas, après ces moments forts, et avant la défense des principaux dirigeants, l’audience d’aujourd’hui se fait mezzo voce. Dans les apartés, des conversations entre habitués évoquent la prochaine fin du procès et les projets pour après. À la reprise de ce lundi matin, l’assistance est modeste ; elle s’étoffe au fil de la journée, sans toutefois remplir la salle.
Le programme du jour prévoit deux types de défense. La matinée est consacrée à la plaidoirie de l’avocate de France Telecom prise comme personne morale. Un monologue de plus de deux heures jouant, surjouant presque le jeu de la technicité ennuyeuse de son argument en cinq points et esquivant ainsi les questions sur les relations entre l’Orange d’aujourd’hui et la France Telecom d’alors. L’après-midi, c’est le tour des avocats de deux responsables inculpées pour complicité de harcèlement moral, Nathalie Boulanger et Brigitte Dumont, avec quelques effets oratoires soulignant la droiture et la bonté de leurs clientes. Deux logiques de défense complémentaires se succèdent. Quatre avocats, en tout, qui commencent tous par évoquer plus ou moins rapidement leur respect pour les souffrances des victimes et s’emploient rapidement à les mettre à distance, avec plus ou moins d’élégance. L’avocate de l’entreprise choisit la sobriété : France Telecom étant inculpée, elle va faire son métier. Celui d’une des présumées complices adopte un autre style. Il commence par féliciter la présidente pour avoir accordé le temps convenable à l’expression des douleurs et montré ainsi la capacité d’écoute qui fait partie des fonctions de la justice. Puis, une fois passé le temps de la catharsis, pour reprendre son expression, il invite ladite présidente à passer aux questions de droit, comme si cette expression n’avait été qu’un détour, comme si elle n’était pas, précisément, le cœur du procès.
Quel droit entend-on passer à travers ces plaidoiries ? On est tenté de commencer par quelques particularités des interventions de l’après-midi consacrées à la défense des deux dirigeantes de ressources humaines accusées d’avoir été complices de la politique de harcèlement moral. Un avocat pour l’une d’elles, deux pour l’autre, qui se partagent le travail. Dans les deux cas, les plaideurs soulignent l’humanité exemplaire des inculpées, citent des témoignages bienveillants de collègues ou de partenaires parmi lesquels sont glissés en toute innocence ceux de délégués adverses, CGT ou Sud par exemple. Pour ces deux responsables de ressources humaines, les avocats mentionnent l’estime générale dont elles jouissaient et jouissent encore, leur réactivité à corriger les dysfonctionnements dès lors qu’elles en ont eu connaissance, leur attention aux fragilités individuelles, leurs prévenances même, contre l’éventualité de voir survenir des initiatives excessivement dures. Surtout, ils insistent sur la modestie de leurs responsabilités réelles dans la conduite de l’entreprise à l’époque des faits mis en cause. L’une d’elles est estimée par son avocat à la 200e place dans l’entreprise ; pour bien convaincre, il énumère les différentes instances de direction à laquelle elle ne participe pas. Ces remarques laissent songeur. Bien sûr, on se doute de l’écart existant entre les strates du sommet d’une entreprise comme France Telecom, écart qui était pris en compte dans l’inculpation des uns pour harcèlement, et des autres pour seule complicité du harcèlement. On imagine aussi les réunions au cours desquelles la direction activait et réactivait dans l’encadrement l’accord sur la mise en œuvre des orientations fixées, les questions posées et les réponses apportées, les propositions et les suggestions formulées. À tout cela, les inculpés ont pris part. L’insistance des avocats à exonérer leur cliente de ses responsabilités est leur raison d’être. Mais du coup, la brochette de prévenus apparaît comme une sélection hétéroclite réunie par l’existence de pièces à conviction les concernant ; surtout, on imagine en creux les centaines de cadres dont des actions de harcèlement n’ont pas laissé de trace probante.
Sur l’orientation générale de la défense, l’intervention du matin et celles de l’après-midi convergent et s’ajustent. L’avocate de l’entreprise annonce ainsi à plusieurs reprises que, très probablement, tel ou tel élément sera traité par ses collègues. Tous partagent une façon de raisonner, consistant à définir le droit contre l’émotion, contre les médias censés avoir déjà condamné les prévenus, contre la logique de revendication syndicale censée s’être excessivement répandue au fil des audiences, contre la rue, évoquée à plusieurs reprises et, finalement contre les procureures qui se seraient faites les porte-parole de cette protestation sociale.
Le premier élément de l’argumentation consiste à diluer dans un contexte général la politique définie par la direction de l’ère Lombard et relayée largement au sein de l’organisation. Ainsi, les plans ACT et NEXT, l’accélération de la restructuration, le Crash programme et la rupture avec la tradition de mère poule, tout cela est banalisé dans une logique de modernisation et d’adaptation au changement on ne peut plus normale dans la vie d’une entreprise. Et si la situation de France Telecom n’était pas ordinaire, les avocats en font porter la responsabilité à l’État, qui a imposé la privatisation et la mise en concurrence. La direction, somme toute, aurait subi la contrainte comme l’ensemble des salariés, de même que l’irruption du téléphone portable dans le monde de la téléphonie. Autrement dit, ce serait la faute aux circonstances. Le cap fixé pour s’adapter serait lui-même à peine une esquisse : à plusieurs reprises, les avocats disent qu’il n’y a pas eu de plan organisé visant à atteindre l’objectif des 22000 départs, et que ce chiffre de 22000 avait une portée indicative plutôt qu’opérationnelle. Pas de lien entre cette perspective et le harcèlement cité par l’accusation.

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