Tribunal de Paris – le 20 décembre 2019
Le délibéré sur le jugement des prévenus de France Télécom a été rendu. Tous les prévenus et la personne morale ont été condamnés pour harcèlement moral dont les trois principaux à un an de prison (peine maximale prévue par la loi) dont huit mois avec sursis.
La présidente, de la même manière dont elle avait mené les débats lors des audiences, s’y est prise avec tact et pédagogie pour exposer par un résumé d’une dizaine de pages les 345 pages du délibéré. Ce résumé été lu à trois voix, pendant une heure, avec les deux assesseurs.
La motivation a été exposée en quatre parties :
1) L’élément légal
2) Les faits, en cinq chapitres
3) La culpabilité
4) L’action civile
1 – L’ÉLÉMENT LÉGAL
Sur l’élément légal, le tribunal s’est attaché à rechercher dans la loi, ses contours, les circonstances de sa genèse et ce que la jurisprudence avait clarifié ainsi que l’avis du CSE (Conseil Économique et Social) de 2001 qui a été à la source de la loi de 2002. Il en résulte que les textes et débats n’ont pas exclu le harcèlement institutionnel des débats. Puis citant « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient touchés » de La Fontaine[1], elle indiquait que loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management.
Trois enseignements en ont été tirés :
- Le texte permet la répression institutionnelle d’un collectif de personnes.
- Il est nécessaire de démontrer trois conditions
- a. Il s’agit d’une politique d’entreprise structurée et mise en œuvre
- b. Des agissements porteurs de dégradation
- c. Ils outrepassent le pouvoir de direction
- Les victimes dénommées demandent réparation
L’antériorité à la période de prévention a été écartée des motivations mais retenue comme élément de contexte, de début d’indice susceptible d’éclairer le tribunal. Le tribunal s’est donc attaché à rechercher si la politique de gestions des RH entrait dans les 5 motifs.
2 LES FAITS
Deux périodes distinctes :
2002-2005
Durant cette période, les plans successifs de réduction d’effectif et de réorganisation ont permis de constater une évolution sensible des sources de fragilité, l’usure psychique des personnels, la diminution du nombre de fonctionnaires, source d’inquiétudes pour tout le personnel.
La direction et en particulier les prévenus, ne pouvaient ignorer la fragilité dont elles étaient porteuses.
Puis la période 2005-2007
La déflation des effectifs mise en œuvre par une politique de gestion des RH de déflation, l’annonce de deux plans de départs naturels sont des éléments majeurs de la politique RH du plan NEXT.
Bien qu’alertée, la direction a maintenu le cap. Il résulte du dossier et des débats que le plan ACT n’a eu d’autre objectif que celui d’accompagner les départs par une adaptation permanente à une logique d’instabilité pour favoriser la mobilité externe. Ces 18 mois ont été un tournant pour une politique RH déterminée.
Le lien a été établi entre NEXT et les 22 000 départs. La réunion de l’ACSED à la maison de la Chimie a rappelé cette volonté d’avancer à marche forcée en citant également Mona Ozouf, historienne, qui rappelait que « L’ensauvagement des mots fabrique et prépare l’ensauvagement des actes ». En 2006, le ton est donné, il y a urgence, « il faut des départs de gré ou de force ».
La déflation des personnels est passée d’élément de cotexte à objectif prioritaire, la formation des managers a été instrumentalisée en soutien à l’objectif, la rémunération indexée sur la déflation. Le choix d’une politique à marche forcée s’est effectué par :
- Des impératifs de mobilité externe
- Rendre compte par rapport aux instructions
- Le lien entre la déflation et les parts variables de salaire
qui ne pouvaient être décidés qu’à un niveau stratégique. Les agissements harcelants avaient pour objectif d’obliger à quitter l’entreprise.
L’école de formation professionnelle des méthodes de management a contribué à servir à ces agissements
La période 2007-2008 a vu donner à plein rendement les contrôles des départs, la modulation des parts-variables de salaire par rapport à la baisse des effectifs, le conditionnement des managers de proximité à cette déflation.
Ces agissements réitérés sont au-delà d’un usage normal du pouvoir de direction.
La direction ne peut se défausser sur la hiérarchie intermédiaire d’un transfert au niveau local des responsabilités :
- Le climat anxiogène
- L’absence de poste ou s’adapter puis finir par être contraint au départ
Les suppressions de poste relèvent du pouvoir de l’employeur cependant elles doivent être respectueuses des conditions de travail et du code du travail.
Il en résulte un usage détourné des méthodes de management que la direction ne pouvait ignorer, alertée par les médecins du travail, l’inspection du travail, le CHSCT dès 2007.
Le suicide de Monsieur De Paris en juillet 2009, un technicien marseillais qui mettait fin à ses jours en critiquant dans une lettre le management par la terreur : « Je me suicide à cause de France Télécom. C’est la seule cause » écrivait-il, a été un tournant qui a marqué la crise sociale. Pour autant, il n’y a pas suffisamment d’éléments qui permettent les poursuites au-delà des plans Next et ACT. Les 22 000 suppressions de postes avaient été dépassées. La force de cette politique a cependant continué à s’exercer et a contribué au suicide de Monsieur Louvradoux. Il ne s’agit pas de nouveaux agissements, ce sont les mêmes.
A partir de 2009, la Direction a recherché à regagner la confiance des personnels.
Les faits sont établis pour la période 2007-2009. La volonté n’est pas retenue au-delà de cette date.
3 LA CULPABILITÉ DES PRÉVENUS
Par rapport à Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes et Olivier Barberot :
La présidente rappelle qu’en matière pénale nul n’est responsable pénalement que de son propre fait.
La culpabilité des prévenus repose sur une décision partagée d’accélérer la déflation des effectifs. L’absence ou le refus de l’un des trois n’aurait pas permis de continuer de la sorte.
Par rapport aux délégations de pouvoir, celles-ci sont bien effectives dans la forme, cependant les faits retenus relèvent du pouvoir propre de Direction. Ils ont fait leur cette politique pour la décliner et elle a été partagée par chacun d’eux.
Ils sont donc coupables de harcèlement moral.
Orange est également déclaré coupable de Harcèlement moral
Madame Brigitte Dumont est condamnée pour complicité, sa note sur réussir ACT et les parts variables de salaire en fonction des critères relatifs à la mobilité.
Madame Nathalie Boulanger condamnée pour complicité pour avoir reconduit la déclinaison du plan en 2006
Monsieur Cherouvrier pour avoir encouragé le plan
Monsieur Moulin pour sa politique à marche forcée dans la région Grand Est.
4 L’ACTION CIVILE
Le tribunal condamne à la réparation des chefs de dommage.
Le harcèlement moral institutionnel encourt 1 an de prison et 15 000 € d’amende.
Les agissements qui ont eu pour objet ou pour effet de dégrader la situation ont été démontrés.
Les contestations unanimes de la défense relèvent du déni. Les éléments de contexte évoqués, la dette, des évolutions technologiques, ne sauraient être retenus. Ces contraintes endogènes et exogènes étaient indiscutables. Monsieur Lombard au CA depuis 1997 a justement été nommé pour surmonter ces difficultés, PL Wenes et Olivier Barberot pour les mêmes raisons. Il ne s’agit pas de critiquer les choix stratégiques d’un chef d’entreprise notamment celui d’une politique de déflation des effectifs dès lors qu’elle demeure respectueuse du cadre légal et fixe un objectif accessible sans recourir à des abus. Il s’agit seulement de rappeler aux prévenus que les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits. Une politique respectueuse ne peut faire usage de moyens interdits.
Les prévenus se sont dits surpris et attristés de constater les conséquences de cette politique. Ils ont systématiquement renvoyé à la hiérarchie intermédiaire les responsabilités. Ils ont été parfois surpris et heurtés et ont exprimé comme LP Wenes un sentiment d’incompréhension et d‘injustice.
L’intention de nuire n’est pas nécessaire et ce moyen de défense est inopérant.
La méthode employée a entraîné une mécanique de pression par la hiérarchie intermédiaire sur l’intensification de la mobilité, le climat anxiogène alors qu’ils ne pouvaient ignorer que le travail nourrit mais aussi structure la personnalité. Et de citer à nouveau ils ne mourraient pas tous mais tous étaient touchés.
Elle souligne le courage de ceux qui ont rompu le silence, le témoignage de personnes qui se sont toutes dites fières d’appartenir à France-Télécom, qui se battent, qui ont perdu un être cher.
Tous les prévenus avaient un casier judiciaire vierge
Par ces motifs
Ont été déclarés coupables
Didier Lombard, Olivier Barberot, Louis-Pierre Wenes condamnés chacun à 1 an d’emprisonnement dont 8 mois avec sursis et 15 000 € d’amende
Mesdames Dumont et Boulanger, Messieurs Moulin et Cherouvrier chacun à 4 mois de prison avec sursis et 5000 € d’amende
France Télécom condamné à 75 000 € d’amende (la peine maximale 5 x 15 000 €)
Puis il y a eu énumération de la liste des parties civiles irrecevables, de celles recevables mais déboutées de leurs demandes et celles recevables qui figureront dans un tableau.
Les indemnisations pour un certain nombre se montent à 45 000 € pour le préjudice, 15 000 € de dommage et intérêts et 15 000 € pour l’article 475-1. Au niveau civil, les condamnés devront verser plus de 5 millions d’€.
Comme l’avait exprimé l’avocat de SUD, Jean-Paul Teissonnière, dans sa plaidoirie : « Le droit pénal a une fonction répressive et une fonction expressive. Il doit exprimer les interdits majeurs d’une société. La question que vous devez vous poser est simple, presque enfantine : est-ce que c’était interdit ? On attend de ce jugement qu’il indique que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi ces interdits majeurs. »
JLO
[1] Devenu le titre d’un film sur la souffrance au travail où l’on voit Marie Pezé, Christophe Dejours, Nicolas Sandret et Marie-Christine Soula en tant qu’acteurs sur le terrain de la souffrance au travail ; puis titre aussi d’un livre de Marie Pezé.