Il peut paraître aujourd’hui superfétatoire, voire insultant d’associer l’idée d’esthétique avec le monde d’un travail comme le nôtre, tandis que les préoccupations de tous ceux qui se trouvent sous le joug de la productivité, de la rentabilité, c’est de retrouver des horaires compatibles avec leur vie personnelle et leur santé, et un salaire en accord avec la qualité et la durée de leur formation professionnelle.
Les conditions d’exercice déstructurées, les tâches univoques en travail posté, leur parcellisation au prétexte de l’efficience, l’absence de temps et d’espace pour des contacts de qualité avec les patients, les collègues et les personnels de direction, n’amènent-ils pas certains d’entre nous, les plus désespérés, à penser qu’ils font un « sale métier » Et pour paraphraser Georges Darien, risquer de se trouver l’excuse de le faire « salement »… Et c’est bien là que tous les responsables des dérives de l’idéologie néo-libérale devraient prendre conscience du caractère contre-productif des implications de pareilles conditions de travail.
Il n’est pas question ici de faire le panégyrique de la supposée « noblesse » d’un métier qui s’exercerait jusqu’à l’épuisement au nom du don de soi; ou d’éluder les tâches pénibles d’annonce de mauvaises nouvelles, de contention de patients agités, de décision d’arrêt de soins, de se coltiner les patients souillés ou malodorants, de pratiquer des gestes invasifs pénibles. Voire accréditer des interventions dont le bien-fondé peut sembler discutable. Il n’est pas question non plus d’accréditer en se rengorgeant l’admiration béate (ou flagorneuse) du béotien: Quel beau métier vous faites Docteur ! Quel dévouement, mademoiselle l’infirmière, monsieur l’aide-soignant !
Un sale boulot renverrait plutôt dans mon propos à un défaut de reconnaissance sociale, un travail disqualifié, certes indispensable, mais dans un périmètre réduit de compétence technique, reproductible à l’infini selon un protocole immuable, et effectué par des agents interchangeables et anonymes.
Aux deux extrémités d’une échelle de l’esthétique au travail, deux positions sont symétriques : d’un côté, la dimension « noble » (le care) de l’activité de soignant ne justifie pas le don de soi désintéressé et la disponibilité sans limite ; de l’autre le cynisme le plus achevé d’un soignant ne se satisfait jamais complètement d’un boulot « salement » fait, serait-ce en contre partie d’un gros paquet d’argent ou de congés à rallonge. D’un côté l’exploitation éhontée au nom de la « noblesse » ; de l’autre l’exposition à une image dégradée de son identité tant à ses propres yeux qu’à ceux des patients et du personnel administratif. Dans les deux cas, cette tension entre travail bien ou mal fait, entre reconnaissance ou mépris, se traduit inévitablement par une souffrance au travail forcément préjudiciable à celui-ci.
La posture à adopter se situe au-delà des droits et des obligations de chacun au sein d’un établissement, d’un service, d’une unité : c’est l’occupation consciente du domaine des responsabilités dans les pratiques professionnelles, et ce dans la vie de tous les jours. Il n’y a pas de mètre étalon pour mesurer au quotidien ces responsabilités. Elles se doivent d’être assumées par le soignant sans échappatoire, et reconnues autour de lui sans dénégation. Ce domaine de responsabilité dépasse les frontières strictes des référentiels métiers et autres limites de compétence. Il dépasse les périmètres mesurables, quantifiables, évaluables. C’est à ce prix, inestimable, que le travail bien fait semblera beau à chacun.
Richard Torrielli
Richard Torrielli, auteur du roman L’Anesthésiste,
a longtemps exercé la profession de médecin anesthésiste à Bordeaux