Dominique Lhuilier : « Le monde du travail fabrique des “rebuts” et s’en moque »

30 mai 2019 | Emploi et Chômage, Stress Travail et Santé, Suicide Au Travail

Les recherches de Dominique Lhuilier, psychologue du travail et professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), portent essentiellement sur la problématique santé et travail.

Depuis quelques années, elle mène des enquêtes qualitatives sur la santé des chômeurs. Elle a dirigé une dizaine d’ouvrages scientifiques dans le champ de la psychologie du travail et des organisations, dont Que font les dix millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique (avec Anne-Marie Waser, Erès, 2016), et Se doper pour travailler (avec Renaud Crespin et Gladys Lutz, Erès, 2017). Pour Dominique Lhuilier, les chômeurs sont des travailleurs, mais qui ne sont plus considérés comme tels. Elle revient sur les processus aboutissant à cette relégation, alors que les principaux protagonistes se défaussent de leurs responsabilités.

Vos recherches actuelles portent sur la santé des chômeurs et de tous ceux qui ont été écartés de l’emploi pour raisons de santé. Connaît-on le nombre de salariés en risque de désinsertion professionnelle pour ces motifs ?

Le dernier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) traitant du risque de désinsertion professionnelle pour raisons de santé précise qu’il n’existe aucune mesure directe du nombre de salariés en risque de désinsertion professionnelle. Il est estimé que 2,3 millions de salariés sont considérés comme étant en situation de handicap « au sens large, c’est-à-dire en incluant ceux dont le handicap n’est pas reconnu administrativement mais qui déclarent un problème de santé durable et des difficultés importantes dans les tâches quotidiennes ». En 2012, il y a eu environ 850 000 avis d’inaptitude avec réserve et 160 000 avis d’inaptitude prononcés par les médecins du travail en ce qui concerne les salariés du privé. Sur ces bases, il y aurait donc entre un et deux millions de salariés menacés à court et moyen termes par un risque de désinsertion professionnelle, soit 5 % à 10 % des salariés. L’Igas pointe que parmi les différents métiers, « les ouvriers sont particulièrement représentés, ainsi que les métiers des secteurs sanitaires et sociaux ».
Selon ce même rapport, plus d’un quart des inscriptions à Pôle emploi se font suite à un licenciement pour inaptitude médicale, révélant ainsi des problèmes de santé antérieurs à l’entrée au chômage. De même, Pôle emploi souligne que le nombre de personnes inscrites suite à ce type de licenciement tend à croître au cours de ces dernières années, soit + 11,6 % entre 2013 et 2015. Les études épidémiologiques en France montrent en effet que les chômeurs sont particulièrement exposés aux inégalités de santé. Ils sont en moins bonne santé que les actifs occupés du même âge, sur plusieurs indicateurs : santé perçue, morbidité, épisodes dépressifs, recours et accès aux soins. Une récente étude de l’Inserm met en évidence une association entre le chômage et une moins bonne santé cardiovasculaire, en contrôlant les effets de l’âge. Les chômeurs ont ainsi un risque d’AVC et d’infarctus augmenté de 80 % par rapport aux actifs.
Dans l’avis du Conseil économique, social et environnemental (Cése) sur la question, il est mentionné que « 10 à 14 000 décès par an lui sont imputables, du fait de l’augmentation de certaines pathologies, maladie cardiovasculaire, cancer… ». Le risque est aussi multiplié de connaître un épisode dépressif (24 % des hommes et 26 % des femmes).

Pôle emploi donne également des informations intéressantes sur le pourcentage croissant de demandeurs d’emploi avec des problèmes de santé et donc des difficultés accrues de retrouver un emploi. Mais très peu de travaux de recherches portent sur la santé des chômeurs.

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous y intéresser ?

Mon intérêt pour la question du chômage est venu en travaillant sur la santé au travail. Je me suis rendu compte que de plus en plus de salariés voyaient leur santé se dégrader pour différentes raisons et qu’il y avait une vraie difficulté à considérer les chômeurs comme des travailleurs. Comme si, dès lors que des personnes basculent dans le chômage, il n’y avait plus besoin de faire des recherches sur leur santé ! En 2000-2001, j’ai travaillé et publié un livre à propos des « placardisés » . Je voulais comprendre ce qui se passait pour toutes les personnes qui étaient toujours en emploi, mais à qui le travail avait été retiré.

J’ai alors rencontré beaucoup de personnes placardisées, ce qui était pour le moins paradoxal à une époque où tous les discours étaient centrés sur la rationalisation de la gestion des entreprises et la réduction des coûts. Il y avait une énigme : pourquoi donc payer des salariés à ne rien faire ? Il n’existe évidemment pas de données, puisqu’il n’y a pas de statut de « chômeur interne ». Comparé à l’ampleur des travaux de recherches de différentes disciplines sur la santé des travailleurs – pour lesquels on dispose, et heureusement, de beaucoup d’informations –, il n’existait pratiquement rien sur la santé des chômeurs.


Lire la suite de l’entretien sur le site www.alternatives-economiques.fr

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