A l’occasion du CES (Consumer Electronics Show) qui se tient à Las Vegas, Eric Sadin a accordé un entretien fleuve au Figaro. Le philosophe met en garde contre le technolibéralisme contemporain qui menace gravement l’humanisme.
Éric Sadin est écrivain et philosophe. Intervenant régulier à Sciences Po Paris, il a été professeur à l’École supérieure d’art de Toulon et visiting professor à L’ECAL de Lausanne et à l’Université d’art IAMAS (Japon). Il a publié de nombreux ouvrages, notamment sur l’état de nos rapports aux technologies numériques: Surveillance Globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle (éd. Flammarion, 2009) ; La Société de l’anticipation (éd. Inculte, 2011) ; L’Humanité Augmentée. L’administration numérique du monde (éd. L’échappée, 2013) ; La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique (éd. L’échappée, 2015) et dernièrement La Silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique (éd. L’échappée, 2016).
FIGAROVOX. – Vous établissez un lien entre les années 1960 et les nouvelles technologies, entre Jimi Hendrix et les GAFA. Quel est ce lien?
Éric SADIN. – San Francisco, au cours des années 1960, représentait le foyer le plus actif de la contre-culture. Ses acteurs étaient fort divers, néanmoins tous voulaient instaurer de nouvelles modalités d’existence à l’écart des normes sclérosées héritées de la société américaine des années 1950. La ville formait un bouillon de culture qui cherchait à réaliser les conditions d’une démocratie locale, à promouvoir la justice sociale, à s’opposer à la répartition rigide des rôles entre les sexes, à s’engager dans des expériences communautaires, ou à expérimenter des formes artistiques et culturelles privilégiant l’intensité sensorielle. Tout un mélange bigarré qui dessinait une scène unique au monde et qui en outre chercha à construire une Nouvelle Gauche. Une gauche nouvelle qui aurait renoncé tant à l’orthodoxie dogmatique du communisme qu’à la frilosité et à l’atonie de la gauche traditionnelle.
Mais l’élan utopique finit par se briser. Certains, qui avaient côtoyé de plus ou moins près ce large mouvement, décideront de le réactiver, mais hors de toute dimension collective, se chargeant presque en solitaire de répondre à ces aspirations. En les déplaçant vers des moyens jugés plus pragmatiques, grâce à l’avènement de l’informatique personnelle dont on supposait, on ne sait par quel abus rhétorique et rétrécissement subit du champ de l’expérience, qu’elle pouvait être porteuse des mêmes valeurs d’autonomie individuelle et d’émancipation sociale et politique
C’est à cette époque que se constitua tout un imaginaire autour ce qui fut alors nommé «cyberculture». Elle aspirait à de nouvelles formes de créativité grâce aux pouvoirs offerts par les machines informatiques alors très embryonnaires.
Plus tard, l’avènement de l’Internet laissa entrevoir la réalisation du «village global» prophétisé au cours des mêmes années 1960 par Marshall McLuhan. Le protocole rendant possibles des communications entre personnes au mépris des distances physiques à des coûts marginaux, autant qu’un accès à des corpus de tous ordres. Dimensions qui ont contribué à le parer de vertus supposées offrir un surcroît d’autonomie aux individus.
Mais très vite, au moment de sa soudaine généralisation, vers le milieu des années 1990, il a été massivement investi par le régime privé. Qui l’a d’abord exploité comme un nouveau canal de vente de biens et de services, en inaugurant les «magasins en ligne». Ensuite par l’exposition de bannières publicitaires, alors très rudimentaires. Un peu plus tard est apparu un modèle inédit, fondé sur le suivi des navigations et la constitution de gigantesques bases de données à caractère personnel, dont Google devint l’acteur majeur.
Ces trois axes n’ont cessé de se sophistiquer au cours des années 2000 et ont définitivement assis la domination des puissances économiques sur le monde numérique.
Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle étape de la numérisation progressive du monde. Celle de la dissémination tous azimuts de capteurs. À terme, toutes les surfaces sont appelées à être connectées: corps, domiciles, véhicules, environnements urbains et professionnels… Cette architecture technologique entraînant un témoignage intégral de nos comportements permettant à l’économie du numérique de s’adosser à tous les instants de l’existence, de n’être exclue d’aucun domaine, et d’instaurer ce que je nomme une «industrie de la vie» cherchant à tirer profit du moindre de nos gestes.
A vous lire, l’économie des start-up est une utopie. Comment en définir les contours ?
La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps. N’importe qui, à partir d’une «idée», en s’entourant de codeurs et en levant des fonds grâce aux capital-risqueurs, peut désormais se croire maître de sa vie, «œuvrer au bien de l’humanité», tout en rêvant de «devenir milliardaire».
La start-up offre une cure de jouvence au capitalisme. Un capitalisme paré de contours lumineux, non plus fondé sur l’exploitation de la majorité de ses acteurs, mais sur des «vertus égalitaires», offrant à tous, du «startupper visionnaire», au «collaborateur créatif», ou à «l’auto-entrepreneur autonome», la possibilité de s’y raccorder «librement» et de s’y «épanouir». C’est pourquoi elle est adoubée par les forces tant «progressistes» que libérales, faisant l’objet d’une quasi-unanimité puisque chacun peut aller y piocher des arguments répondant à sa sensibilité. En cela, la start-up incarne de façon paradigmatique le consensus idéologique social-libéral de notre temps.
Or, à y voir de près, le mythe s’effondre aussitôt. La plupart des start-up échouent rapidement. Le régime de la précarité prévaut. Une pression horaire est exercée par le fait de l’obligation rapide de résultat. Il est souvent offert des stock options qui, sous couvert d’intéressement aux résultats futurs et hypothétiques, évite de convenablement rémunérer les personnes.
Plus largement, le technolibéralisme a institué des méthodes managériales laissant croire que chacun peut librement s’épanouir. En réalité tout est aménagé afin de profiter au maximum de la force de travail chacun. En outre, les conditions de fabrication du hardware dans les usines asiatiques sont déplorables. Quant aux travailleurs dits «indépendants» qui se lient aux plateformes, ils se trouvent soumis à leurs exigences et ne sont protégés par aucune convention collective.
Enfin les grands groupes savent opérer des montages complexes afin de se soustraire à l’impôt. Le technolibéralisme relève de la criminalité, non pas en cols blancs, mais en sweet-shirt à capuche. Et pourtant ce modèle est partout célébré. Comment un tel aveuglement est-il possible?
Que vous inspire les discours des politiques qui font des nouvelles technologies une sorte d’eldorado de la croissance et de la prospérité ?
Les responsables politiques se situent aux avant-postes de cette «silicolonisation du monde», éprouvant la terreur de «rater le train de l’histoire», convaincus que le soutien, sous toutes les formes, à l’industrie du numérique, va résoudre les difficultés économiques autant que nombres des problèmes de la société. Tel celui de l’école publique, par exemple, qui voit actuellement une massive introduction du numérique envisagé comme la panacée au marasme de l’éducation nationale. C’est aussi cela la silicolonisation du monde, le fait que le régime privé s’infiltre partout, supposé apporter un surcroît de compétence et structurant des secteurs aussi décisifs sans l’assentiment des citoyens.
Cette situation est favorisée par une intense politique de lobbying menée par l’industrie du numérique, tant à Washington, qu’à Bruxelles. En France par exemple, Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique est une ayatollah du siliconisme, ne cessant de se réjouir du modèle de la French Tech, dans une ignorance ou une indifférence manifestes à l’égard de toutes les conséquences induites.
De son côté, le Conseil national du numérique œuvre à faciliter le développement tous azimuts de l’économie de la donnée, ne se souciant que des seuls enjeux économiques dans un mépris coupable à l’égard de toutes les incidences civilisationnelles. Il doit être relevé que les deux tiers de ses membres sont des responsables d’entreprises impliquées dans l’économie de la donnée alors qu’il s’agit d’un organe de préconisation de la République. Ce qui correspond exactement à ce qui est nommé «conflit d’intérêt». C’est un scandale qui doit être dénoncé haut et fort.
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