Les infirmières et la sexualité
Alain Giami, Pierre Moulin et Émilie Moreau, « La place de la sexualité dans le travail infirmier : l’érotisation de la relation de soins », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 55 – n° 1 | Janvier-Mars 2013, mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 02 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/sdt/12902
En dépit d’évolutions récentes, la profession d’infirmière est toujours assimilée à une profession féminine et pratiquée en majorité par des femmes (Barlet et Cavillon, 2010 ; Bessière, 2005). Cette pratique professionnelle reste cependant placée sous le signe d’une forte ambivalence entre l’image du dévouement, souvent rattachée à ses origines religieuses et qui renvoie à l’histoire de cette profession d’une part (Knibiehler, 2008 ; Petitat, 1994), et celle de la figure érotique, abondamment illustrée dans la culture populaire et dans la pornographie et qui n’a sa place ni dans l’histoire officielle ni dans les représentations culturelles dominantes de la profession d’infirmière, notamment lorsque ces scénarios sont véhiculés par les médecins (Godeau, 2007).
L’historienne Yvonne Knibiehler avait déjà noté que la majorité des infirmières préféraient ne pas évoquer la sexualité et a fortiori leur propre vie sexuelle dans la mesure où l’opinion publique leur avait longtemps prêté des « mœurs dissolues ». Cette image les avait exposées à la « la suspicion et au mépris » (Knibiehler, 1984). Robert Kolodny, partenaire de l’équipe des sexologues américains William Masters et Virginia Johnson, avait lui aussi noté, dans le contexte des États-Unis, que les stéréotypes associant les infirmières à l’érotique et à la pornographie constituaient des freins puissants à l’implication active des infirmières dans le domaine de la santé sexuelle et de la médecine sexuelle (Kolodny et al., 1979).
La situation ne semble plus aussi univoque, aujourd’hui. Une analyse de la littérature professionnelle et scientifique internationale produite dans le champ de la recherche infirmière a mis en évidence que, depuis le début des années 1990, les infirmières elles-mêmes ont publié de nombreuses études sur le thème de la sexualité et qu’elles ont développé des savoirs et des protocoles de soin associés à la spécificité de leur pratique (Giami et al., 2007). Ceci montre que la prise en charge des problèmes et des questions liés à la sexualité n’est pas nécessairement en contradiction avec les protocoles de travail des infirmières, et que cette prise en charge peut y trouver sa place en dépit de fortes résistances personnelles ou professionnelles (1).
Partant du constat de l’absence de travaux infirmiers publiés en France sur le sujet, nous avons cherché à comprendre la place que le thème de la sexualité occupe dans les scénarios professionnels des infirmières travaillant en France (2).
Les scénarios professionnels de la sexualité
Les sociologues et les anthropologues qui ont travaillé sur les infirmières n’ont pas estimé que la sexualité constituait un enjeu important au sein de cette profession, confrontée pourtant à la recherche d’un équilibre entre autonomie professionnelle et construction du « rôle propre » d’une part, et soumission dans des postures subalternes à l’ordre médical et aux médecins d’autre part (Acker, 1991, 2005 ; Chauvenet, 1974 ; Douguet et Vilbrod, 2007 ; Drulhe, 2008 ; Lert, 1996 ; Petitat, 1994 ; Véga, 1997). En dehors de quelques rares travaux (Mercadier, 2002 ; Molinier, 2009), les dimensions érotiques ou potentiellement érotiques des scénarios professionnels qui orientent les pratiques des infirmières n’ont pas leur place dans la compréhension sociologique et psycho-sociologique de leur travail en France.
La « théorie des scripts de la sexualité » développée par les sociologues américains John Gagnon et William Simon depuis le milieu des années 1970 a servi de point de départ à nos analyses (Gagnon, 1990, 2008 ; Simon et Gagnon, 1986). Elle articule trois niveaux d’analyse : les scénarios culturels qui renvoient aux représentations générales de la sexualité telles que celles-ci sont développées dans l’espace public et qui incluent les savoirs savants aussi bien que le sens commun ; les scripts interpersonnels qui orientent et codifient les relations entre individus placés dans différents contextes et notamment les interactions entre les partenaires sexuels ; et les scripts subjectifs (terme que nous préférons à celui de scripts intra-psychiques (3) utilisé par les auteurs) qui concernent les formes d’intériorisation et d’appropriation subjective des scénarios culturels.
Dans la mesure où J. Gagnon et W. Simon n’ont pas travaillé spécifiquement sur les professionnels de la santé, nous avons revisité cette théorie pour y inclure un niveau d’approche intermédiaire qui n’est réductible ni aux « scénarios culturels » ni aux « scripts interpersonnels » et qui renvoie aux « scénarios professionnels » (Giami, 1983). Les scénarios professionnels qui seront plus particulièrement abordés dans ce travail sont composés d’un ensemble de représentations, de normes et de valeurs qui définissent les identités et les compétences et qui orientent les conduites professionnelles et les relations avec les patients. Ces scénarios professionnels ne sont cependant pas réductibles aux dimensions professionnelles stricto sensu : ils incluent des composantes personnelles et subjectives à l’œuvre dans l’activité professionnelle. Les scénarios professionnels comprennent aussi bien des prescriptions que des pratiques, des protocoles de travail, les conduites à tenir, leur interprétation et leur mise en œuvre par les infirmières. De plus, et par rapport à la perspective de J. Gagnon et W. Simon, nous avons considéré que les scripts professionnels étaient porteurs de contradictions entre des scénarios dominants ou hégémoniques et des scénarios minoritaires [ou alternatifs] occupant une place moins importante.
Sexualité et érotisation
Aborder la question de la sexualité à partir des scénarios professionnels des infirmières permet de penser la sexualité, et plus largement l’érotique, au-delà et indépendamment de ses composantes comportementales et a fortiori strictement génitales — sans toutefois les exclure. Il s’agit surtout de prendre en compte tout un registre de significations, de sentiments, d’émotions, de fantasmes et de pensées qui peuvent être attribués à des conduites sociales ou associés à des pratiques professionnelles considérées socialement comme non sexuelles ou n’entrant pas nécessairement dans le registre du sexuel (Clark, 2008).
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