Les débats sur la « loi de sécurisation de l’emploi », votée mardi 14 mai, ont exacerbé les prises de position des partisans et des adversaires de ce texte. La vivacité des arguments n’a fait que mettre au jour un état de tension qui traverse, en France, le monde du travail et, au-delà, l’ensemble de la société.
La Fondation européenne de Dublin, un institut d’études rattaché à la Commission européenne, vient de publier les premiers résultats de sa « Troisième enquête européenne sur la qualité de vie » (EQLS 2012), qui porte opportunément le sous-titre « Impacts de la crise » (« Third European Quality of Life Survey – Quality of Life in Europe : Impacts of the Crisis », Robert Anderson, Hans Dubois, Tadas Leoncikas et Eszter Sandor, Eurofound, décembre 2012).
Elle confirme que notre pays est handicapé par un niveau de stress particulièrement élevé. En 2011, à la question : « Je me suis senti particulièrement tendu », 5 % des Français répondent « en permanence » (contre 3 % en moyenne européenne), 13 % « la plupart du temps » (contre 9 %), 13 % « plus de la moitié du temps » (contre 11 %).
Parmi les 27 pays de l’Union européenne, seules la Grèce et Chypre font apparaître des taux de stress plus élevés. Dans ce domaine comme dans d’autres, les inégalités sociales sont sensibles : pour le quartile des revenus les plus modestes, la proportion des Français qui se déclarent tendus est de 38% (contre une moyenne européenne de 27%), alors que dans le quartile des revenus les plus élevés, elle est de 28% (contre une moyenne européenne de 19%).
CONDITIONS DE TRAVAIL ANORMALEMENT DIFFICILES
Dans une autre étude publiée fin 2012 (« Fifth European Working Conditions Survey »), la Fondation de Dublin avait déjà montré que la France est handicapée par la persistance de conditions de travail anormalement difficiles par rapport à nos voisins européens sur le plan physique, notamment en matière d’exposition aux postures pénibles, aux risques chimiques et biologiques et à un environnement de travail pénible.
Une particularité de notre pays est donc la mauvaise qualité des conditions de travail, qui s’observe autant sur le plan physique que psychique.
On sait que le manque de reconnaissance est l’un des facteurs de stress les plus significatifs. Or, 30 % des Français déclarent que ce qu’ils font (pas forcément uniquement au travail) n’est pas reconnu par les autres, un niveau très supérieur à la moyenne européenne (22 %) et qui n’est dépassé, là encore, que par la Grèce et Chypre.
La problématique du stress est donc particulièrement ancrée en France.
Un autre facteur de stress réside dans la difficulté à concilier vie professionnelle et vie personnelle : 57 % des Européens déclarent connaître le stress du fait de cette difficulté.
ÉTAT DE FATIGUE
La France (59 %) se situe à un niveau légèrement plus haut que la moyenne européenne. De même, 53 % des Européens (56 % des Français) déclarent qu’il leur arrive souvent de rentrer de leur travail dans un état de fatigue qui ne leur permet pas d’assurer toutes leurs tâches domestiques. Cette proportion est en augmentation (48 % en 2007 pour la moyenne européenne), ce qui reflète la montée des tensions vécues au travail et hors travail.
Autre facteur de stress, l’insécurité de l’emploi s’étend. La proportion des Européens qui pensent probablement perdre leur emploi dans les six mois à venir s’est accrue de 9% en 2007 à 13% en 2011 (15% en France). Cette augmentation très significative masque une explosion dans les pays les plus touchés par la crise: Chypre (de 9% en 2007 à 32% en 2011), Grèce (8% à 31%) et Lettonie (13% à 25%).
Or, on sait aujourd’hui que l’anxiété face au risque de la perte d’emploi est l’un des facteurs de stress les plus aigus, d’autant que la proportion des Européens qui pensent qu’il leur serait difficile de retrouver un emploi en cas de perte du leur est aussi en forte augmentation.
DES CRISPATIONS DANS TOUTE LA SOCIÉTÉ
Mais les tensions ne se cantonnent pas à l’espace professionnel. Sous les coups de boutoir de la crise, elles deviennent crispations et s’exacerbent dans tous les domaines de la société.
C’est ainsi que la proportion des Européens qui considèrent que les tensions sont vives (et pas seulement modérées) se situe à un niveau élevé pour les différences raciales et ethniques (37%), celles qui opposent riches et pauvres (36%), dirigeants d’entreprise et salariés (32%) ou pour les différences religieuses (28%).
Elles sont plus contenues pour les orientations sexuelles (18 %), celles qui opposent jeunes et vieux (13 %) ou hommes et femmes (10 %). Or, chacun des facteurs de tensions recensés par l’étude, sans exception, est plus fortement ressenti en France que dans la moyenne européenne.
Quelque 55 % des Français relèvent des tensions vives entre riches et pauvres, contre 36 % en moyenne européenne (seules la Hongrie et la Lituanie présentent un score plus haut). En janvier 2013, l’Institut français d’opinion publique publiait un sondage réalisé pour le quotidien L’Humanité intitulé « Les Français et la lutte des classes ».
TENSIONS RACIALES ET ETHNIQUES VIVES
La proportion qui répondait par l’affirmative à la question : « Estimez-vous qu’en France, à l’heure actuelle, la lutte des classes est une réalité ? » est passée de 40% en 1964 à 44% en 1967, puis à 64% en 2013… La France se démarque aussi dans le domaine des tensions entre manageurs et salariés : 4% contre 32 % en moyenne européenne. Seuls trois pays présentent des indicateurs plus élevés : la Hongrie, la Grèce et la Slovénie.
Par ailleurs, un Français sur deux considère que les tensions raciales et ethniques sont vives, contre seulement 37 % en moyenne européenne. Deux pays – la Hongrie et la République tchèque – font pire. La tension religieuse est jugée comme vive par 39 % des Français, contre 28 % en moyenne européenne. La France détient le (triste) record d’Europe.
En France comme ailleurs en Europe, l’ampleur accrue de ces tensions pose la question des conditions de sortie de crise. Les sociétés européennes ont besoin pour cela de s’appuyer sur la cohésion de leur corps social, sur la confiance et la solidarité entre leurs citoyens. Elles n’en prennent pas le chemin.
Voir l’article sur le site du Monde.