Pour évaluer le travail, encore faudrait-il pouvoir le décrire.
Là se trouve la première difficulté. Le travail n’est pas la simple exécution d’une tâche prescrite. Travailler, ce n’est pas seulement se conformer aux procédures. C’est aussi ajouter ses ruses de métier, ses savoir faire, son inventivité pour faire face aux aléas du travail réel. Ce qu’on appelle quelquefois le « zèle », qui, lorsqu’on en fait la grève, grippe l’organisation du travail en très peu de temps.
Comment accéder à cette partie non décrite ? Il n’y a que la parole de celui qui travaille qui puisse la rendre visible !
Pour peu…
– qu’il ne soit pas contraint à la clandestinité dans les ruses qu’il utilise sous peine d’être sanctionné.
– qu’il veuille bien partager ses savoirs plutôt que de les thésauriser pour protéger son poste.
– que comme tous ceux qui travaillent, il soit capable de décrire verbalement sa « connaissance par corps » de son travail.
– que l’encadrement surmonte la croyance que celui qui travaille n’a rien d’intelligent à dire sur son travail.
L’évolution des idéologies managériales
La difficulté à évaluer le travail a généré, au fil des modifications des pratiques managériales, des idéologies différentes :
– Evaluer le temps de travail qui, bien sûr, ne pouvait restituer la qualité de l’effort.
– Puis, dans les années 60, évaluer les performances, bientôt complétement obsolète avec l’avènement des activités de services demandant un engagement de la subjectivité difficile à évaluer. On y rajoutera bientôt l’évaluation des compétences dérivant vers l’évaluation de l’individu. Si l’évaluation n’évalue pas le travail, en revanche, ainsi que le décrit Christophe Dejours de façon lumineuse dans son essai L’Evaluation du Travail à l’Epreuve du Réel (Paris, INRA Editions, 2003), elle devient un instrument de management, l’évaluation de la compétence dérivant vers celle de l’individu.
Sylvain Niel, avocat conseil en droit social, explore dans son article la pratique américaine du « ranking », qui tend à évaluer puis classer ses collaborateurs afin d’éliminer les moins performants. Ce thème est repris d’ailleurs dans le second épisode de la trilogie sur « La Mise à Mort du Travail » de Jean-Robert Viallet, où nous retrouvons la recherche du « maillon faible » dans les pratiques de recrutement d’une grande entreprise.
Retrouvez l’article original de Sylvain Niel sur le site des Echos Entrepreneur.
L’évaluation ainsi comprise, dérivant vers celle de l’individu par rapport aux autres, mène à une concurrence généralisée entre les travailleurs, déstructure les solidarités et les collectifs de travail, accentuant aussi les discriminations.
Voir l’extrait humoristique du film de Jean-Michel Carré, J’ai Très Mal au Travail, sur la discrimination féminine.
La peur de perdre son emploi a fini par neutraliser la mobilisation collective, généré le silence et le chacun pour soi.
L’évaluation de l’individu par rapport aux autres mène à une concurrence généralisée entre les travailleurs, déstructure les solidarités et les collectifs de travail, accentuant aussi les conduites de domination ou de soumission. Certains se plaignent d’un harcèlement que quelques mois plus tôt ils ont vu exercer sur autrui sans intervenir ou bien pire, pour garder leur place, en apportant leur témoignage à charge.
Pour conjurer l’effritement de l’estime de soi, la culpabilité envers autrui dont on n’a pas pris la défense, la plupart des salariés construisent des défenses spécifiques. La honte est surmontée par l’intériorisation des valeurs proposées par l’entreprise.
C’est ainsi que le cynisme dans le monde du travail est devenu un équivalent de courage, de force de caractère. Le harceleur ici n’est pas un pervers narcissique mais un homme, un vrai, qui doit pour réussir, parvenir à ignorer la peur et la souffrance, la sienne et donc celle d’autrui. La réussite sociale se mesure à la capacité d’exercer sur les autres des violences dites nécessaires. Une récente étude universitaire américaine, « Do Nice Guys and Gals Really Finish Last », évoque d’ailleurs la meilleure réussite professionnelle des « méchants ». Edouard Launet de Libération en reprend les conclusions dans son article du 5 septembre 2011, « Casse-Pieds et Mieux Payés », où il déplore que « les emmerdeurs » gagnent plus que leurs collègues sympas.
Voir l’article original d’Edouard Launet, « Casse-Pieds et Mieux Payés », dans Libé en ligne.
Les conséquences des dérives de l’évaluation individualisée
Nous en connaissons le bilan dramatique : des suicides de travailleurs sur leur lieu de travail apparaissent depuis la fin des années 90. Apparaissent aussi des pathologies dites de surcharge : le burn-out, le karôshi (mort subite décrite au Japon), mais aussi l’usage de médicaments, la consommation de psychotropes (légaux ou illicites) et, évidemment, les dépressions.
Voir l’article de Nicolas Sandret sur le potentiel destructeur de l’évaluation individualisée des performances.
Voir l’interview de Marie Pezé avec David Arbiker de Cadremploi.fr sur les entretiens annuels d’évaluation et les entretiens de groupe où l’objectif est d’exclure ses collègues.
Voir l’article de Emmanuelle Boussard-Verrecchia et Xavier Petrachi sur le système d’évaluation et les critères comportementaux.
Les dérives de l’évaluation dite « chiffrée, objective et quantitative » du travail interpellent désormais les magistrats qui rappellent qu’elle ne doit pas porter atteinte à la santé physique et mentale des salariés, sauf à devenir abusive, et qu’il revient au CHSCT de s’en saisir.
Voir les deux arrêts sur l’illicéité du système d’évaluation:
1. le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Nanterre le 5 Septembre 2008, et
2. le jugement rendu par la Cour de Cassation le 28 Novembre 2007, sur l’association pour la gestion du groupe Mornay.
L’entretien d’évaluation devrait être l’occasion privilégiée de mettre sur la table difficultés et réussites avec sa hiérarchie. Dans une chorégraphie bien huilée visant à fixer des objectifs inatteignables, loin du réel et uniquement chiffrée, l’évaluation mène à la destruction de l’intelligence collective. Elle dégrade aussi le travail lui-même.